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dimanche 15 septembre 2019

et la loi de Verner, t'as lu ?


article précédent: the mote in thy brother's eye





Sur le talus du fossé, de belles fleurs baignent leurs pieds dans une eau dormante et verte.


Les Paysans (1855),

Honoré de Balzac




Bonjour à toutes et tous !



En ce dimanche, nous continuons l'étude des dérivés de la délicieuse racine indo-européenne

*heḱ-“piquant, acéré”,


en mettant l'accent, cette fois, sur ses dérivés... celtiques.


A propos d'accent, justement... 

Je dois vous dire que je me suis bien planté, la semaine dernière.
Mais oui, oh ! Moi et la loi de Verner, ça fait deux.

En effet, partant du postulat on ne peut plus exact que, selon Verner, 

les fricatives germaniques se voisent ... sauf à l'initiale et sauf si la syllabe précédente était tonique en indo-européen,

ben, j'en ai tiré des conclusions diamétralement opposées à ce qu'elles eussent dû être. 

Rassurez-vous, j'ai modifié, depuis, l'article en question. 
Mais comprenons-nous bien, ce sont les formes germaniques créées sur la forme indo-européenne à la première syllabe accentuée qui présenteraient un h sourd

Et non l'inverse,
ce que je vous affirmais avec aplomb,
quand je vous précisais qu'elles présenteraient un g voisé.


Mais oui, oh ! 

A-t-on idée, aussi, d'énoncer des lois d'une façon telle qu'il faut prendre un crayon et un papier, et écrire chacun des cas dans une matrice pour être sûr de ce que l'on en déduit ?

Voilà ce qui arrive, quand on présente les lois à l'envers, à la forme négative !

Je reformulerai la loi de Verner, en la retournant, donc, pour la rendre plus limpide:
Les fricatives germaniques sont sourdes à l'initiale et si la syllabe précédente était tonique en indo-européen.
C'est en reprenant l'énoncé de cette façon que je me suis rendu compte de ma bourde.

Mea culpa, donc.

C'est une simple question de logique, mais voilà, je m'y suis fait prendre...
Lamentablement.

Cela m'a fait penser à ce petit problème de logique, qui nécessite aussi de dessiner une matrice:
Vous êtes devant deux portes, gardées chacune par un garde. L'une de ces portes mène à la liberté, l'autre pas (vous ne savez pas laquelle).
Vous savez que l'un des gardes ment toujours, et que l'autre dit toujours la vérité (mais vous ne savez pas lequel, ni quelle porte il garde).
Vous avez droit à poser une seule question, à un seul garde, pour savoir par où sortir.
Que sera cette question ? 
Je vous laisse chercher...



Cela dit !

Nous devons à notre ravissante *heḱ-, “piquant, acéré”,
du moins selon le volume consacré au proto-celtique du fameux dictionnaire d'étymologie indo-européenne de l'Université de Leiden,


l'étymon celtique... *akro-.


Et c'est plus précisément à partir de la forme *heḱ-ro- que se serait créé le celtique *akro-. 

Mais ... avant d'aller plus loin, vous rappelez-vous du latin (dialectal) ocris, montagne escarpée” ? 

Ou, alors
- ce sera sûrement plus facile -,
  • de l'ombrien ukar, ocar, “hauteur, cîme, montagne...”,
  • du marrucin ocres et
  • du sud-picène okrei, citadelle, une ville sur les hauteurs” ?


Hein, hein ??

Ou alors même, du grec ancien ὄκρις, ókris, “pointe, arête acérée, proéminence, rugosité...?


Hein, hein ??
(tout se trouve ici, pas de panique : “Le propre de la médiocrité est de se croire supérieur.” - La Rochefoucauld)

Car voilà, le sens (reconstruit) de notre celtique (non attesté) *akro- s'en rapproche vachement, l'adjectif celtique *akro- signifiant tout simplement ... haut, élevé”.

Rien de surprenant à cette similitude de sens, hein, car vous vous rappelez évidemment aussi que tous ces dérivés, notamment italiques, que je viens de citer étaient issus de cette même forme *heḱ-ro-.



*heḱ-“piquant, acéré”
forme *heḱ-ro-“acéré”
forme dérivée *hóḱ-r-i-, “arête acérée”
proto-italique *okri-
latin dialectal ocrismontagne escarpée”, ombrien ukar, ocar, “hauteur, cîme, montagne...”, marrucin ocres et sud-picène okrei, citadelle, une ville sur les hauteurs




Notez quand même que Michiel de Vaan
- in Etymological Dictionary of Latin and the other Italic Languages -
lui donnait le sens de “pointu, acéré”, alors que Ranko Matasović
- in Etymological Dictionary of Proto-Celtic -,
lui attribue, lui, plutôt le sens de haut, élevé”.

Bah, po grav, chacun lui a reconstruit le sens qui correspondait le mieux aux dérivés qu'il en avait repris...

Pour calmer les esprits, disons que l'indo-européen *heḱ-ro- pouvait signifier tant “pointu, acéré” que haut, élevé.


Nous pourrions déjà faire à ce stade-ci une rapide synthèse:


*heḱ-“piquant, acéré”
forme *heḱ-ro-“haut, acéré”
proto-celtique *akro-, “haut, élevé”




Alors, de *akro-, on fait dériver...

  • dans la famille celtique insulaire, sous-groupe des langues gaéliques,
  • le vieil irlandais ér, élevé, noble, grand”

et 

  • dans la famille celtique continentale
  • le prénom gaulois Axrotalus.


Un petit mot à propos de ce drôle d'Axrotalus, peut-être ?

Il s'agit d'un composé, de Axro, et de , de , de... OUIIII ! talus.

Talus comme euh... un talus

C'est d'ailleurs vraisemblablement du gaulois talus (ou *talo, *talos en fonction des sources) que nous vient le français ... talus,
pente, inclinaison”, terrain en pente très inclinée, aménagé par des travaux de terrassement”... 
Oh merci, merci à toi, ô © Le Grand Robert de la langue française



N'allez pas vous imaginer des choses... 
Non, ce prénom ne signifiait pas “à la dalle en pente”, doté d'une solide descente”...

source


Mais pas du tout.

Ce talus
(oui, oh ! ou *talo ou *talos ; maintenant, on va arrêter avec ça)
gaulois désignait ... le front.

Oui oui, le front, 
la ... partie supérieure de la face humaine, comprise entre les sourcils et la racine des cheveux, et s'étendant d'une tempe à l'autre.
Mais comment pourrais-je vivre sans ©Le Grand Robert de la langue française ?




Ce talus /*talo(s) se retrouverait dans une forme latinisée *talutium, forte inclinaison de terrain”. 
De là, vous pouvez imaginer son parcours pour en arriver à notre français talus.





Oh, nous retrouvons des cognats celtiques au gaulois talus, comme...

  • l'irlandais taul, front, chef”,
  • le galois tal, front, fin”,

ou encore 

  • le vieux breton tal, front”,
d'où les bretons... 
  • tal,  front, façade, font de tonneau, chevet...”,
  • talad “coup donné avec le front”,
  • talañ “mettre un fond (à un tonneau...) .




talad



Et donc
- mais non, je n'oublie pas ! -,
le prénom gaulois Axro-talus signifiait “(qui possède un) front haut”.






Terminons par là:


*heḱ-“piquant, acéré”
forme *heḱ-ro-“haut, acéré”
proto-celtique *akro-, “haut, élevé”

gaulois axro- dans le composé Axrotalus, “(qui possède un) front haut”.







Chères lectrices, chers lecteurs, 
Je vous souhaite, à toutes et tous, une excellente semaine !



Portez-vous bien, et à la semaine prochaine, pour d'autres dérivés de notre intarissable *heḱ-.



Ah oui, la réponse à la petite énigme de logique ...

Demandez à l'un des gardes: 
Si je demande à l'autre garde si cette porte-ci est la bonne, que me répondra-t-il?
Et dans tous les cas, comprenez rigoureusement l'inverse de ce qu'il vous dit.
Vous ne me croyez pas ? Faites le test, dessinez une matrice, ou demandez à Verner...

Quatre cas sont possibles:

Vous vous adressez, sans le savoir, 

  • au gardien menteur, devant la mauvaise porte:
il vous dira: oui, c'est la bonne (puisqu'il sait que l'autre vous dirait que non, c'est la mauvaise)

  • au gardien menteur, devant la bonne porte:
il vous dira: non, c'est la mauvais(puisqu'il sait que l'autre vous dirait que oui, c'est la bonne)


  • au gardien qui dit la vérité, devant la mauvaise porte:
il vous dira: oui, c'est la bonne (puisqu'il sait que l'autre vous dirait que oui, c'est la bonne)

  • au gardien qui dit la vérité, devant la bonne porte:
il vous dira: non, c'est la mauvais(puisqu'il sait que l'autre vous dirait que non, c'est la mauvaise)

Formulé en linguistique historique, à présent:

Vous pouvez poser une seule question, à Verner ou à Grimm, sans savoir si vous avez affaire au premier ou au second, pour déterminer si la consonne de votre étymon germanique est sourde ou sonore, que lui demanderez-vous ?




Frédéric


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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter,

la magnifique soprano américaine Amanda Forsythe

nous interprète

Da Tempeste, 

tiré de l'opéra Giulio Cesare in Egitto,

de

Georg Friedrich Haendel

Le rapport avec l'article ?
Peut-être cette sublime voix qui part dans ces volutes si élevées,
la hauteur d'âme à laquelle peut conduire l'écoute de cette musique ?




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