- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 8 septembre 2019

the mote in thy brother's eye






the mote in thy brother's eye

(la paille dans l'œil de ton frère)

Évangile selon Matthieu chapitre 7,
versets 3 à 5 (extrait)




Bonjour à toutes et tous !



En ce dimanche, nous en terminerons avec les étymons germaniques descendant de notre délicieuse racine indo-européenne, l'exquise ...

*heḱ-“piquant, acéré”.




Après nous être penchés en un premier temps sur l'étymon germanique *agjō-, “lame, tranchant, arête...”, créé sur une forme adjectivale féminine *heḱ-ieh-, à l'origine, notamment, de l'anglais edge, “bord, arête, marge, tranchant, orée, arête...”
- mais relisez donc l'article du 25 août 2019, enfin ! Trancher en agglutinant ? Mais est-ce seulement possible ? -,

après avoir poursuivi avec l'étymon *ahiz-“épi”, formation ultérieure sur le proto-germanique *ahaz-, au pluriel *ahizō-“épi, qui, lui, nous a donné entre autres l'anglais ear, “épi”,
- c'est ici que ça se passe: Deux moineaux sur le même épi ne sont pas longtemps unis. - Miguel de Cervantes -,

nous clôturerons ce chapitre germanique par deux étymons
(germaniques, pour les moins dégourdis d'entre nous)
avec en premier lieu un étymon de radical *-o-,...

*ahanō- ~ *aganō-, au sens botanique de “barbe”, “menue paille, balle”.

La barbe d'un épi (également appelée arête) ? 
Chacune des pointes effilées des glumes de certains épis (ex. : orge) 
Oh merci, merci, oh toi ©Le Grand Robert de la langue française







Mais avant tout, une courte explication sur cette curieuse notation 
*ahanō~ *aganō-.
Le tilde ( ~) entre ces deux formes signifie que cet étymon, au vu de sa descendance, se prononçait tantôt *ahanō-, tantôt *aganō-.

Comprenez donc que le tilde (~) précise qu'il y a dû y avoir alternance entre les deux formes. 

Ou, en d'autres termes, que certains des dérivés de cet étymon ne peuvent être issus que d'une forme *ahanō-, alors que d'autres ne peuvent provenir que d'un *aganō-. 
En fonction du temps, du jour de la semaine, si le locuteur s'était levé du pied gauche ... ? 

Le h présent dans *ahanō- est
- et ce n'est pas une insulte, je vous jure -
ce qu'on appelle une consonne fricative vélaire sourde, notée /x/ en alphabet phonétique international.




On ne connaît pas vraiment cette consonne en français standard, si ce n'est dans des mots d'emprunts, comme dans Don Juan, du moins si vous faites l'effort de le prononcer à l'espagnole.
Si vous êtes un journaliste parisien, vous le prononcerez r - parfois même rr - , rien que pour faire rigoler les Belges ; vous articulerez Donne Rouanneuuh”, comme dans ...
Le représentant espagnol, Donne Rouanneuuh, s'est rendu à Masstrichteuh en passant par Molainebèqueuh, commune de Bruksselleuh, au nord de la Vallonie.

Quant au g de *aganō-, il est le pendant voisé de ce /x/ sourd ; on le représentera en alphabet phonétique international par le très joli /ɣ/.

Encore une fois, inconnu au bataillon en français (mais courant, par exemple, en espagnol ou en russe), ce /ɣcorrespond à un g léger, léger, comme si à peine prononcé.



Même si la cause exacte de cette alternance n'est pas vraiment claire, cette dernière évoque irrésistiblement la loi de Verner. 

Je m'explique.

Ouaip, 'faut savoir que Grimm 
- Oui oui, celui-là même, celui des contes, Jacob Grimm, illustre linguiste -
Jacob Grimm,
1785  - 1863 
avait découvert (notamment) que les consonnes occlusives sourdes de l'indo-européen
(les célèbres *p, *t, *k ; c'était à l'examen lors de notre cours d'indo-européen)
devenaient en proto-germanique des fricatives sourdes, respectivement *ɸ, *θ, *x.
(séquence brillons en société: ce passage d'une occlusive à une fricative est ce qu'on appelle une spirantisation.)

Mais... avec parfois des exceptions. Des irrégularités...



... insupportables.

Ben ouais, on n'savait trop pourquoi,
mais on constatait qu'en germanique, ces occlusives sourdes indo-européennes débouchaient parfois sur des fricatives, certes, mais ... euh... sonores.




La honte.


C'est là qu'intervient le Danois Karl Verner, 


Karl Verner,
1846 - 1896 
qui se rend compte qu'en réalité, ces étranges fricatives sonores n'apparaissent qu'en fonction de l'accentuation indo-européenne originale (il s'agissait d'un accent de hauteur, et non d'intensité, soit dit en passant). 

Il en a formulé une loi,
qui complète donc admirablement bien la loi de Grimm,
selon laquelle
- allez, tous ensemble -
les fricatives germaniques se voisent ... sauf à l'initiale et sauf si la syllabe précédente était tonique en indo-européen.
les résultats phonétiques de la loi de Verner,
https://en.wikipedia.org/wiki/Verner%27s_law



Mais alors, grands dieux, me direz-vous, pourquoi, en l'espèce, cette loi de mutation phonétique ne s'est-elle appliquée qu'en partie (ou mieux dit, uniquement sur certaines occurrences de cet étymon, et pas systématiquement) ? 

Mais quelle excellente question !

Guus Kroonen vous répondra qu'il est possible que la forme féminine


si ça, ce n'est pas de la forme féminine...

du mot indo-européen se soit développée sur le collectif neutre *heḱ-ón-eh-, lui-même créé sur une forme de radical en *n- (*heḱ-on-, si vous voulez vraiment tout savoir).

C'est à ce stade- que remonterait l'alternance selon la loi de Verner.

Et là, hop, tout s'expliquerait d'une façon cohérente: les formes germaniques créées sur le neutre collectif présenteraient un g voisé alors que les autres, créés sur la forme indo-européenne féminine - à la première syllabe accentuée -, présenteraient un h sourd .


Trop fort, Guus !

- Ouais, c'est ça ! On invente une forme neutre sur un quelconque radical en *n-, et on s'en sort toujours, hein !
- Monsieur Ucon, quel plaisir de vous retrouver ! 


l'inénarrable Fernand Ucon


Il faut savoir que des cognats de notre *ahanō- ~ *aganō- créés précisément sur ce fameux radical en *n- *heḱ-on- se retrouvent bien dans les langues germaniques,
  • avec le vieux prussien ackons“arête, barbe”,
mais également en dehors de ces dernières, comme avec  
  • le grec ancien ἄκων, akon“javelot, fléchette”.

Quant à l'existence d'une forme 
*héḱ-on-ehoù l'accent tombe sur la première syllabe, elle ne fait que s'affirmer au vu d'un autre cognat, latin cette fois,
  • le latin agna, “épi de blé”.





Et toc.



Pour résumer tout cela
- ce qui n'est guère facile, pardonnez la complexité de la construction -:

1. en indo-européen:


*heḱ-, “piquant, acéré”

forme de radical en *n- *heḱ-on-

forme suffixée (neutre collectif) *heḱ-ón-eh-

forme féminine (avec accentuation sur la 1ère syllabe) *héḱ-on-eh-



et à présent, 
2. en montrant les dérivations ultérieures à partir de ces mêmes formes:


*heḱ-, “piquant, acéré”

forme de radical en *n- *heḱ-on-

vieux prussien ackons, “arête, barbe”grec ancien ἄκων, akon“javelot, fléchette”,

***


*heḱ-on-

forme suffixée (neutre collectif) *heḱ-ón-eh-

proto- germanique *aganō-

***

*heḱ-on-

forme suffixée (neutre collectif) *heḱ-ón-eh-

forme féminine indo-européenne (avec accentuation sur la 1ère syllabe) *héḱ-on-eh-

proto-germanique *ahanō-



(Mais
- et c'est Guus Kroonen lui-même qui me l'a expliqué dans un mail -,

il pourrait exister encore une autre option ! Ainsi, on pourrait argumenter que le gotique n'a pas repris l'altération de Verner, ce qu'il fait souvent (le coquin). Si tel était le cas, seule la forme *aganō-serait proto-germanique...).



Allez, voyons enfin les dérivés germaniques de ce bel étymon aux formes alternées *ahanō- ~*aganō- ...

Nous en retiendrons...
  • le gotique ahana“balle” (l'enveloppe des grains de céréales) (⇐ *ahanō-),
  • le - OUIIIIII !!! - vieux norois o̧gn, de même sens (⇐ *aganō-),
  • d'où, par exemple, le féroïen øgn“arête, barbe, barbe de l'orge” ,
  • le vieil anglais ægnan (féminin pluriel),  “arêtes, balle” (⇐ *aganō-),
  • d'où l'anglais awns“arêtes, barbes”,
  • le vieux haut allemand agana, “balle, arête, barbe, paille” (⇐ *aganō-) ,
  • d'où l'allemand Ahne“fibre du chanvre ou du lin”.


Si donc je voulais représenter plus simplement




le parcours de *heḱ-, “piquant, acéré” ...

  • ... jusqu'à l'anglais awns“arêtes, barbes” :

heḱ-, “piquant, acéré”

forme de radical en *n- *heḱ-on-

forme suffixée (neutre collectif) *heḱ-ón-eh-

proto-germanique *aganō-
 vieil anglais ægnan (féminin pluriel),  “arêtes, balle”
anglais awns“arêtes, barbes”


  • ... et jusqu'au gotique ahana“balle” :

heḱ-, “piquant, acéré”

forme de radical en *n- *heḱ-on-

forme suffixée (neutre collectif) *heḱ-ón-eh-

accentuation mobile, forme féminine avec déplacement de l'accent vers la 1ère syllabe

*héḱ-on-eh-

proto-germanique *ahanō-
 gotique ahana“balle”




Ah oui !

Je vous mentionnais deux étymons...

Le deuxième, c'est *ahila- ~ *agila-, “barbe” (toujours dans son acception botanique).

Lui, on le fait remonter à *heḱ- par une forme *heḱ-il-eh-.


strictement rien à voir,
mais ces *h₂éḱ-on-eh₂-et *h₂eḱ-il-eh₂
me font irrésistiblement penser à
Ank-Souh-Namun,
qui représente aussi, ma foi, une belle forme féminine
I - mhooo - teeeep

Et vous avez déjà tout compris,
même principe,
on retrouve de même *ahila- ~ *agila-, “barbe” en alternance dans ses dérivés sous les formes *ahila- et *agila-,

comme dans...
  • le vieil anglais egl, “paille” (⇐ *agila-),
  • d'où le moyen anglais eile,  “arête, épine”,
ou enfin
  • le vieux haut allemand ahil, “arête, barbe” (⇐ *ahila-),
  • d'où l'allemand dialectal Achel, de même sens.



Bon là, on remballe.




Je vous souhaite, à toutes et tous, une excellente semaine !



Portez-vous bien, et à la semaine prochaine, pour les dérivés ... celtiques de notre incroyable *heḱ-.






Frédéric


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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter,

du Purcell.

Tous ces épis, ces barbes, ces blés, me font penser aux foins, aux moissons...

Je vous offre ici

Your hay it is mow'd, “(maintenant que) vous avez fait les foins”,

tiré de son somptueux King Arthur,

plus chanson à boire qu'ode bucolique, notez...




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