article précédent : gwlad heb iaith, gwlad heb genedl
Rollanz ad mis l’olifant à sa buche,
Empeint le ben, par grant vertut le sunet.
Halt sunt li pui e la voiz est mult lunge :
Granz .xxx. liwes l’oïrent il respundre.Carles l’oït e ses cumpaignes tutes ;
Ço dit li Reis : « Bataille funt nostre hume. »
E Guenelun li respundit encuntre :
« S’altre le desist, ja semblast grant mençunge. »
Roland a mis l’olifant à ses lèvres ;
Il l’embouche bien et le sonne d’une puissante haleine ;
Les puys sont hauts, et le son va bien loin.
On en entendit l’écho à trente lieues.
Charles et toute l’armée l’ont entendu,
Et le Roi dit : « Nos hommes ont bataille. »
Mais Ganelon lui répondit :
« Si c’était un autre qui le dît, on le traiterait de menteur. »
La chanson de Roland,
laisse 134,
Traduction de Léon Gautier (Édition critique, 1872)
Roland se mourant à Roncevaux |
Bonjour à toutes et tous !
Indigeste !
Vous êtes-vous déjà demandé d'où provenait ce mot ?
Moi non plus, jusqu'il y a peu...
une indigestion de dérivés
Il s'agit d'un emprunt du début du XIVème au latin indigestus.
Ce qu'il signifiait alors, c'était tout simplement “mal digéré”.
Ce n'est qu'à partir du XVIème que notre indigeste prendra le sens que nous lui connaissons toujours : “difficile à digérer”.
Indigeste ? Voyons, voyons...
Oui, en voilà la parfaite illustration : l'appel à la censure par deux groupuscules étudiants, à l'occasion de la tenue d'un débat sur ... la liberté d'expression.
"Pas de réacs sur notre campus": des étudiants militants s'élèvent contre la venue de Charlie Hebdo à l'ULB
Et non, je vous jure, ce n'est pas un gag. Admirez au demeurant
(au demeurant / demeuré-e-s : tout se tient),
l'inclusivité dont est truffé ce torchon.
Rassurez-vous, l'histoire finit bien, et l'ULB a finalement bien organisé ce débat.
Ceci me permet de rendre un double hommage : à l'acuité du message des Monty Python, hélas toujours plus d'actualité, et au formidable, charmant, intelligent, drôle ...
Terry Jones,
brillant médiéviste, qui vient de nous quitter, et à qui nous devons une grande part du non-sense érudit dont faisaient preuve les Monty Python (qui seraient aujourd'hui, en toute vraisemblance, qualifiés de réactionnaires par certain-e-s...)
Terry Jones, donnant la parole à quelqu'un du public, après le spectacle Londres, 2014 |
S'il nous faut nous intéresser à indigeste, vous conviendrez que nous devons avant tout étudier son antonyme, j'ai nommé... ... .... oui ? .... bravooo ! : digeste.
les cinquante livres du très mal nommé Digeste de Justinien Ier ("digeste" à prendre ici au sens de compte-rendu, compendio...) |
Digeste, emprunté, lui aussi, au latin, mais un siècle plus tôt, au début du XIIIème siècle.
Vous l'aurez deviné, c'est du participe passé digestus qu'il provient, et le mot a pendant longtemps signifié “qui a été digéré”.
Ce n'est que très tardivement
- fin du XIXème ! -,qu'il a reçu son sens moderne, de “facile à digérer”, précisément sous l'influence du nouveau sens qu'avait revêtu indigeste ; tout se tient.
Merci, Alain Rey !
continuons à creuser,
et arrêtons-nous donc sur le latin digestus.
Digestus est le participe passé du verbe ... dīgerō.
Jusque là..., me direz-vous.
- Et dīgerō voulait dire “digérer”, évidemment !
- Eh bien... non.
Enfin, oui, mais de loin, de très loin.
Par extension d'une de ses nombreuses acceptions, utilisée dans le vocabulaire médical, celle de dissoudre, fondre.
Car voilà, le latin dīgerō pouvait notamment signifier...
- diviser, séparer, déporter,
- distribuer, répartir,
- ordonner, mettre en ordre, arranger, classer,
- affaiblir (le corps), remuer, agiter le corps.
- maisje ? |
Bon.
Examinons plus avant ce dīgerō.
Vous l'aurez compris, il s'agit d'un composé : dī-gerō.
Ou plus exactement,
dis- + gerō, -ēre.
Commençons par dis- ?
Oh, ce préfixe dis- provient d'une racine proto-indo-européenne dont nous avons déjà abondamment parlé :
*dwo-, pour deux.
*dwo- pour deux ?
Mais c'est presque... Tea for two !
le velouté trémolo de sa voix, OH !
*dwis-,
que l'on pourrait traduire, par exemple, par deux fois.
Je vous invite à lire ou à relire ce très bel article qui racontait tout ça :
diplomatiquement, je doute qu'un diplodocus ne mange que des biscuits, même à la brouetteOui, je le dis comme je le pense, c'est un très bel article !
Comme vous le savez déjà si vous me lisez depuis un certain temps, j'ai une mémoire épouvantable. Et quand je relis un de mes vieux articles, je n'en reviens pas, de tout ce que j'apprends. Ouais, j'en suis là. Mais ainsi, au moins, je peux apprécier mes articles avec un réel détachement.
Et donc, la particule latine dis-, que l'on pourrait comprendre littéralement comme “en deux”, exprimait l'idée de... séparation, de division.
Quant au verbe gerō, gerēre, il signifiait porter, transporter.
Nous comprenons à présent les acceptions de dīgerō comme exprimant toutes, globalement, une même idée, celle de la “distribution/répartition de choses (trans-)portées”.
Michiel de Vaan, dans son formidable Etymological Dictionary of Latin and the other Italic Languages, sans lequel je me sentirais tout nu,
nous explique que gerō, -ēre est issu d'un étymon italique *ges-e/o-, issu, lui, par l'intermédiaire de *h₂ǵ-es-, “transporter”, forme créée sur le tard
(après la séparation de l'indo-européen commun en plusieurs groupes de langues)à partir de la racine indo-européenne ...
*h₂eǵ-e/o-, “conduire, diriger”.
Pour rappel, ce sibyllin e/o indique simplement la présence d'une voyelle thématique (qui s'intercale entre le thème et la désinence) alternante : qui pouvait être soit un e, soit un o.
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racine proto-indo-européenne *h₂eǵ-e/o-, “conduire, diriger”
⇓
racine post-indo-européenne *h₂ǵ-es-, “transporter”
⇓
proto-italique *ges-e/o-, “transporter”
⇓
latin gerō, gerēre, “porter, transporter”
racine post-indo-européenne *h₂ǵ-es-, “transporter”
⇓
proto-italique *ges-e/o-, “transporter”
⇓
latin gerō, gerēre, “porter, transporter”
**********
Vous l'aurez compris, nous allons, les semaines qui viennent, nous intéresser à cette charmante *h₂eǵ-e/o-, “conduire, diriger” !
Mais restons encore un peu auprès de notre latin gerō, -ēre, “porter, transporter”...
Avec quelques-uns des mots français que nous lui devons...
Gérer, bien sûr !
Emprunté au XVème ou au XVIème à gerō, -ēre, ici au sens de “porter sur soi”, d'où “se charger... de quelque chose”, d'où accomplir, faire, d'où... administrer.
le vrai gestionnaire (de son image et de sa propre carrière) |
Geste :
Réfection (1495) de gest (circa 1213), emprunt au latin gestus, nom d'action formé sur gerō + -tus.
Gestus désignait la façon de se (com-)porter.
C'est sous ce sens qu'il sera repris en ancien français, pour désigner par la suite les mouvements du corps.
Sans vraiment nous en rendre compte, héritage de son glorieux ancêtre latin, nous l'employons encore et toujours en tant que nom d'action, comme dans les locutions faire un geste, un beau geste, le geste qui sauve...
Il y a le geste, mais aussi
- grands dieux, soyons inclusifs -la geste !
Geste, substantif-ve féminin.e emprunté-e en 1080 au latin classique gesta, pluriel neutre substantivé du participe passé de gerō : gestus (à ne pas confondre avec son homonyme, le nom d'action gestus), à entendre ici au sens d'actions (exemplaires), de (hauts) faits, d'exploits.
En latin médiéval, gesta sera utilisé au sens de récit, histoire...
Une fois francisé
(et comme souvent, on a alors lamentablement confondu la terminaison en -a d'un neutre pluriel avec la marque d'un féminin),le nouveau mot français geste désignera, dans la même veine, les poèmes épiques relatant les exploits d'un héros.
D'ailleurs, l'expression chanson de geste, désignant précisément ce type de poèmes, est attestée aux alentours de 1170.
Amusant :
Nous ne le savons plus, mais dans la locution les faits et gestes (de quelqu'un), c'est bien ce geste-là, le geste féminin que nous employons, au sens d'actions...
Gestation !
Mais oui ! Si nous partons du principe que gerō, -ēre signifiait au sens large “porter”, le lien est vite fait.
Le fréquentatif de gerēre était gestāre.
Créée sur gestāre (ou plus exactement sur son supin), l'action de porter se disait gestātiō.
Et s'employait spécialement dans le sens de... porter en litère, porter un enfant.
Gérondif ?
En français, forme verbale en -ant, généralement précédée de la préposition en et servant à exprimer des compléments circonstanciels de simultanéité, de manière, de moyen, de cause, etc
© 2017 Dictionnaires Le Robert - Le Grand Robert de la langue française
Selon Alain Rey, gérondif est un dérivé savant du latin tardif gerun-dium, -i, ou gerundi (modus), “mode de l'action à accomplir”.
Allez, un dernier dérivé français de gerō, -ēre pour aujourd'hui...
Suggérer !
Eh oui ! On ne fait pas nécessairement le lien entre nos gérer et suggérer. Et pourtant !
Suggérer est un emprunt au latin suggerō, “mettre sous, fournir, porter à la place...”, composé de sub, “sous” et de, de ? Ben oui, gerō, “porter, transporter”.
Amies lectrices, amis lecteurs,
Je vous souhaite un excellent dimanche, une belle semaine !
Et si nous nous retrouvions dimanche prochain,
pour la suite de notre étude de *h₂eǵ-e/o-, “conduire, diriger” ?
Mmh ?
Frédéric
PS: dans ces articles, les passages de texte en bleu, vous l'aurez compris, traitent d'éléments de linguistique.
PS: dans ces articles, les passages de texte en bleu, vous l'aurez compris, traitent d'éléments de linguistique.
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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter,
toujours éblouissante,
Khatia Buniatishvili
- le -(i)a final de son prénom est sans discussion aucune marque de féminin -
nous interprète,
avec une intensité réellement palpable,
- mais comment fait-elle ??? -
Liebestraum No. 3 en la bémol majeur, de Franz Liszt, 1850
(Liebestraum, “rêve d'amour”,
Saint-Valentin oblige ;
nous en parlions ici : Be My Valentine)
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