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dimanche 20 septembre 2020

Plutôt l'enfer éternel avec mes morts que le paradis seul. - Pascal Quignard

    




Εἰ γάρ μ᾽ ὑπὸ γῆν νέρθεν θ᾽ Ἅιδου
τοῦ νεκροδέγμονος εἰς ἀπέρατον
Τάρταρον ἧκεν,
δεσμοῖς ἀλύτοις ἀγρίως πελάσας, 
ὡς μήτε θεὸς μήτε τις ἄλλος
τοῖσδ᾽ ἐπεγήθει.
Νῦν δ᾽ αἰθέριον κίνυγμ᾽ ὁ τάλας
ἐχθροῖς ἐπίχαρτα πέπονθα.

Ah ! du moins, s'il m'eût précipité sous la terre, jusqu'au fond de l'enfer qui engloutit les morts, jusque dans le Tartare immense, après m'avoir chargé sans pitié de ces indissolubles liens ! Aucun dieu, aucun homme ne rirait de mes infortunes. Mais non ! suspendu dans l'air, battu par les vents, il faut que mon supplice fasse la joie de mes ennemis.


Αἰσχύλου Προμηθεὺς Δεσμώτης,

Eschyle ; Prométhée enchaîné,
Traduction d'Alexis Pierron



Eschyle
(Αἰσχύλος, Aiskhúlos),
Éleusis (Attique) vers -525 - Géla (Sicile) -456



Jean-Pierre Cassel interprétant Prométhée,
dans Malpertuis, Harry Kümel, 1971
d'après Malpertuis de Jean Ray



Tartare immense




Bonjour à toutes et tous !


En ce beau dimanche 20 septembre 2020 (il n'y en aura jamais qu'un, profitez-en !), nous allons diriger nos regards vers une nouvelle racine indo-européenne.

(nouvelle, nouvelle... Elle est quand même multimillénaire, cette petiote, hein !)


Et une nouvelle fois, nous allons établir des liens que peut-être jamais vous n'avez imaginés, entre des mots français, ou entre des mots français et de langues étrangères...


À vue de nez, je peux vous dire, sans trop me tromper, qu'au cours des semaines à venir, nous aborderons des dérivés de cette racine en latin et dans les langues romanes, dans les langues germaniques, celtiques, indo-iraniennes, et même,
pour satisfaire les plus grands malades parmi vous,
tokhariennes. 


À l'image d'archéologues qui creusent le sol d'une ville pour y retrouver progressivement,
strate par strate,
des vestiges de plus en plus anciens, nous ferons de même, en partant d'un mot français bien connu.

En creusant, en grattant, nous allons progressivement découvrir ses fondations, jusqu'à mettre au jour sa racine indo-européenne.




Ce mot usuel, que nous employons tous ; chacun, je pense, en a sa propre définition.

Ce mot, c'est... enfer.




Alors oui, “l'enfer c'est les autres”, L'enfer est dans un coeur vide (Khalil Gibran)”... 
Et je vous épargnerai “l'enfer, Satan l'habite”, d'un goût plus que douteux.


Pour moi, l'enfer, qui est, nous le savons tous, pavé de bonnes intentions, pourrait être parfaitement représenté par la dite écriture inclusive, délicieux mélange de niaiserie, d'activisme primaire et de méconnaissance des fondamentaux du français.


L'enfer, c'est peut-être aussi l'insondable c*nnerie qui a poussé une poignée d'étudiants à vouloir interdire la représentation à la Sorbonne d'une autre tragédie d'Eschyle, Les Suppliantes, pour raisons de déguisements raciaux (blackfaces).





Pour le grand théosophe Jacob Boehme,
pour qui l'enfer était une réalité,
l'enfer était un monde créé par Dieu mais corrompu par la créature à laquelle il avait voulu offrir le trône de la Création, Lucifer.

En enfer, Lucifer s'y est perdu lui-même, par orgueil, en voulant prendre la place de Dieu. 

L'enfer, ce monde dans lequel il est devenu Satan, n'est qu'un monde en déséquilibre, fait de feu mais pas de lumière, ces deux principes devant s'équilibrer dans le processus de création. 

Jacob Boehme,
1575 - 1624



Les enfers (au pluriel), selon ©Le Grand Robert de la langue française ?
Dans la mythologie gréco-latine, Lieu souterrain habité par les morts, séjour des ombres.
ou alors,

(au singulier ou au pluriel)
Séjour des morts chez les Juifs de l'Ancien Testament.
ou même (et au singulier),
Dans la religion chrétienne, Lieu destiné au supplice des damnés.


Il semblerait que la notion d'enfer ait, comme souvent, des origines....


... mésopotamiennes


 

Sachant parfaitement que Mésopotamie (Μεσοποταμία, Mesopotamía),
de μέσος, mésos, « entre, au milieu de », et ποταμός, potamós, « fleuves »,
signifiait pays « entre les fleuves », les Mésopotamiens, après avoir bien cherché, choisirent de s'établir entre Le Tigre et l'Euphrate.

Et là d'où je vous écris, c'est un peu ma Mésopotamie à moi, entre la Sambre et la Meuse... (Nous sommes à moins de 9 km à vol d'oiseau du centre de Givet)



Pour  les Mésopotamiens, donc, 
un peu - il faut bien le dire - à la manière des Shadoks sur la planète Shadok,

Shadok du haut et Shadok du bas

 

le monde se divisait en deux parties, celle du Haut, et celle du Bas. 

L'En-Haut était dirigé par les dieux des vivants, alors que l'En-Bas était dirigé par les dieux des... morts.

La sublime déesse des enfers était alors Ereshkigal, pour qui, avouons-le, on se damnerait volontiers.

Rien que pour elle,
une visite du British Museum s'impose...



Dans la mythologie grecque, les Enfers sont le royaume des morts,
lieu souterrain sur lequel règne Hadès,
sur qui règne à son tour la sublime Perséphone.

Perséphone, sublime, oui,
mais dans la mesure où c'est Monica Bellucci qui lui prête ses traits
(The Matrix Reloaded / The Matrix Revolutions)



Selon Platon, dans le mythe d'Er (avec lequel il clôt La République), les âmes des défunts, après jugement, connaîtront, en fonction du verdict, joies ou souffrances...




Selon le christianisme, enfin, il est question de feu éternel, de châtiment éternel, pour ceux qui meurent en état de péché mortel.


Je ne m'avancerai guère plus sur le chemin de la théologie.

En revanche, je peux vous dire que notre français enfer est issu, sous la forme enfern (Xème), du latin chrétien infernus, qui désigne
- sans surprise aucune -
le royaume des damnés.

Cet infernus, qui littéralement signifie “du bas, d'un lieu inférieur”, est en réalité un doublet (dialectal, tant qu'à faire) du latin inferus, “en bas, en dessous”.


Enfin, ce latin inferus (et par voie de conséquence, notre infernus) est issu...
- c'est Michiel de Vaan qui nous l'explique, dans son Etymological Dictionary of Latin and the other Italic Languages -

 

 

... de  l'étymon italique (non attesté) *enþero-“plus bas...”

C'est d'ailleurs toujours cet hypothétique *enþero-“plus bas...” qui permet d'expliquer l'adverbe falisque ifra“dessous, au-dessous...”.

Le falisque, pour les petits nouveaux, étant une langue italique proche parente du latin, qui se pratiquait au nord de Rome.

le falisque
(source)




Et cet étymon proto-italique *enþero-“plus bas...”, était issu
(évidemment, sinon je n'en parlerais pas)
d'une racine proto-indo-européenne que Michiel de Vaan,
toujours lui,
reconstruit sous la forme...

*ndʰero-,

et à qui il attribue le sens de... “plus bas...”.




En d'autres termes, l'enfer, ou les enfers, c'est étymologiquement un lieu inférieur

Inférieur à quoi ? Mais... à celui que vous occupez de votre vivant.



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racine proto-indo-européenne *ndʰero-, plus bas...
proto-italique *enþero-“plus bas...”
falisque ifra“dessous, au-dessous...”,
latin inferus, en bas, en dessous”,
latin dialectal infernus, “du bas, d'un lieu inférieur”

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latin dialectal infernus, du bas, d'un lieu inférieur
évolution du sens
latin chrétien infernusroyaume des damnés
ancien français enfern (Xème)
français enfer

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Et maintenant que le décor est planté,
que nous avons mis à jour la strate... la plus basse des fondations de enfer,

je m'éclipse, et vous donne rendez-vous la semaine prochaine...




Passez un excellent dimanche, une très belle semaine.
Portez-vous bien, 





Frédéric


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Et pour nous quitter en beauté...

- et retrouver un tant soit peu de sérénité, après l'évocation des flammes de l'enfer -

un motet sacré.


Mais ne vous attendez pas à du Guillaume de Machaut, ni à du Josquin Desprez,
ni à du Palestrina, non non.
Ni à du Thomas Tallis, ni même du Monterverdi.
Et NON - bien essayé -, ni à du Roland de Lassus.


Il s'agit d'une oeuvre du compositeur irlandais Charles Villiers Stanford,
qu'il écrivit... fin du XIXème,

le troisième (et dernier) motet de son opus 38, Three Latin Motets,

Beati quorum via

Interprété ici par les voix célestes de VOCES8

https://www.youtube.com/watch?v=L9zgq5qrNGw


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