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dimanche 21 août 2022

Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire


article précédent : Un village est essentiellement composé d’un certain nombre de familles...




Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire
Tu seras un homme, mon fils.



Chers lecteurs, bonjour.

Nous sommes toujours plongés dans l'étude des dérivés de la délicieuse racine indo-européenne

*ueiḱ-« l'endroit où l'on s'installe… ».



Nous avons découvert cette racine le 24 juillet, avec
  • le tokharien B īke, pour « lieu, endroit ; position ». 

Nous en avions même repris quelques attestations, comme :
  • snaice tallānt ikemem, « depuis un lieu pauvre, misérable »,
  • sañ mäskelye yakene, « à l'endroit qui lui était assigné »,
  • sle-tassäntse ikene« en lieu et place du commandant de la montagne », 
ou encore
  • tumem c[ai] brāhmani tot ike-postäm̥ ynemane Aran̥emiñ lānte yapoyne kamem̥, « alors, ces brahmanes, se déplaçant de lieu en lieu (ike-postäm̥), arrivèrent au royaume du Roi Aranemin ».


Le 31 juillet, nous avons débusqué,

dans les langues germaniques, cette fois,

le gotique 𐍅𐌴𐌹𐌷𐍃, weihs, « village ».


le 7 août, nous abordions les dérivés de *ueiḱ- dans les langues… italiques :
  • l'ombrien, vocu-cum« maison»,
  • le latin vīcus« rue ; quartier, voisinage ; bloc de maisons ; village, hameau » voire « bien, domaine, propriété foncière… »,
d'où
  • vīcātim« de rue en rue, de quartier en quartier »,
  • vīcīnus« voisin, voisinage »,
  • vīcīnitās« proximité, voisinage »,
  • vīlla, « maison de campagne, exploitation agricole, ferme… »,
  • vīlicus, « fermier, gestionnaire de la ferme »,
  • vīlica, « femme du fermier ».


Le 14 août, nous sommes partis du latin vīcus pour en examiner la descendance :
  • le français vicinal,
  • le français voisin,
  • les toponymes français vic, vicqvicquesvix,
  • l'espagnol Vigo,
  • le catalan Vic,
  • peut-être le -vic de Volvic,
  • l'italien vico« village, hameau ; district ; allée, chemin, ruelle… »,
en y mentionnant également quelques emprunts en germanique :
  • l'anglais dialectal du sud est (East Anglia et Essexwick« ferme », spécialement « ferme dédiée à l'élevage laitier »,
  • les suffixes toponymiques anglais -wick et -wich,
  • l'anglais désuet ou dialectal wike, « maison, logis »,le vieux frison wik, « village... »,
  • le vieux saxon wīk, « village, habitation... », d'où Brunswick,
  • le néerlandais wijk, « voisinage, district », utilisé notamment comme suffixe dans Graswijk ou Noordwijk...,
  • le vieux haut allemand wīh, « village », d'oùle moyen haut allemand wīch, qui, repris du moyen bas allemand wîkbelde, donnera wīchbilde, d'où l'allemand Weichbild d'emploi littéraire ou daté, « zone urbaine », auquel on préfère maintenant le très germanique Stadtgebiet,
  • le vieux norois vík, dont le sens est passé de « village » à « bras de rivière, crique, fjord ».



Amis lecteurs, 

nous devons encore


parler des dérivés romans du latin vīcus, mais aussi des emprunts celtiques que l'on peut encore y rattacher.

Mais, en ce jour de vacances,
- où, humblement, je dois vous le dire : mon temps est dévolu à bien d'autres choses qu'à passer ma vie dans mes dictionnaires et devant mon écran -
avant d'aller plus loin, je voudrais revenir sur les dérivés anglais que nous avions passés en revue la semaine dernière.

Vous l'avez compris, les suffixes toponymiques anglais -wick et -wich, dérivés du latin vīcus, ont abondamment servi à créer des noms de villes britanniques, somme toute assez simples à retrouver, puisqu'il n'y a qu'à y chercher la présence d'un de ces suffixes.

Hein ? Hein ? Hein oui ?

Eh bien, je peux vous donner au moins UN nom de ville anglais créé sur une forme du suffixe -wick, mais qui n'en a plus la moindre trace...

Jamais (JAMAIS) vous ne pourriez penser à -wick à l'énoncé de son nom...

JAMAIS.


Et l'histoire de ce nom de ville mérite franchement que l'on s'y attarde.

C'est à lui, donc, et rien qu'à lui (vacances obligent) que l'article de ce dimanche sera consacré.


Car, mes enfants, y intervient un pot-pourri de celte, de latin, de vieux norois, mais aussi cette bêtise crasse que l'on désigne par le très politiquement correct


« étymologie populaire ».


Rapprochez-vous, les enfants.


Ce lieu (il s'agit d'une magnifique petite ville du nord de l'Angleterre) dont le nom nous intéresse aujourd'hui, faisait référence, il y a bien longtemps, à l'if.

Je ne parle pas de If, ce merveilleux poème de Kipling, dont vous connaissez tous la traduction française, Si, d’André Maurois,

mais bien du conifère.

un if de 2000 ans...



On retrouve un mot pour if...
  • en breton, evor,
  • en gaulois, le toponyme Eburo-dunum,
ou
  • en gallois, efwr.
Comme étymon commun à ces mots, l'on peut reconstruire le proto-celtique *eburo-, désignant - j'espère que vous vous en doutez -... l'if.
(Et oui, il y a de fortes chances que le nom de la tribu des Éburons y soit apparenté, les Éburons étant connus - c'est César lui-même qui nous le dit - pour la culture de l'if ; on peut même dire que l'if, arbre extraordinaire par sa longévité, occupait une place centrale dans leur culture). 

Les Éburons fabriquaient notamment des arcs en if
(comme toujours, photo d'époque, colorisée)


Dans les langues brittoniques, on soupçonne que cet étymon celtique *eburo- se soit dérivé en *Eborākom.
Pourquoi ? Parce que les Romains qui envahirent le territoire latinisèrent ce nom en... Eborācum

(Eborācum, lui, parfaitement attesté).


C'est là qu'intervient cette toujours confondante étymologie populaire.

(Dès qu'il en est question, il y a de fortes chances qu'un ancêtre de Fernand Ucon soit dans le coin.)
Fernand Ucon, dont la famille a tenté de saccager le français
(relisez déjà ceci : Es war einmal mitten im Winter, und die Schneeflocken fielen wie Federn vom Himmel herab...),
et qui, aujourd'hui, est prêt à voter pour le départ de la France de l'Union Européenne vu les bénéfices incommensurables que le Brexit a rapportés au Royaume-Uni.


Un descendant anglo-saxon de ce cher Fernand Ucon, qui passait par là, a cru que le latin Eborācum était construit sur le vieil anglais (l'anglo-saxon, pour les intimes) eofor« sanglier », suffixé en -wīċ, pour signifier - allez, tous ensemble - « village du sanglier ».


C'était gentillet, et ça eut pu en rester là...

Mais voilà : après le départ des Romains, et sur les conseils éclairés des sagouins de la trempe de cet ancêtre de Fernand Ucon, on renomma donc cette ville, pour que son nom puisse parfaitement coller à cette étymologie fumeuse.

De Eborācum, il devint donc... Eoferwīċ.

Les envahisseurs du nord, communément appelés à présent Vikings, en firent plus tard, en vieux norois, Jórk, Jórvík.

En moyen anglais, ce Jórk vieux norois, enfin, se mua en... York.

Eh oui.

The Shambles, York





Et il y a même une suite à l'histoire : le roi Charles II d'Angleterre renomma l'ancienne colonie néerlandaise de New Amsterdam en New York, du titre de son jeune frère James, Duc de York, à qui il offrait ce lopin de terre.

Pour l'anecdote, le Duke of York en question deviendra roi, sous le nom de James II (Jacques II).





étymon proto-celtique *eburo-« if »
étymon toponymique brittonique *Eborākom
emprunt (calque)
latin Eborācum
étymologie populaire
anglo-saxon Eoferwīċ, « village du sanglier » : eofor« sanglier » + wīċ« village »
calque
vieux norois Jórk, Jórvík
calque
moyen anglais York




Voilà, mes enfants, comment une bande d'abrutis a pu altérer à jamais un nom de ville si charmant.

Ne laissons donc pas n'importe qui modifier nos langues ; elles sont bien trop précieuses...








Chers lecteurs, 

Je vous souhaite un excellent dimanche, et une très belle semaine. 

Portez-vous bien.






Frédéric, en vacances











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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)

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Et pour nous quitter…

The Petersens,

ce groupe familial dont j'ai déjà mis quelques jolies reprises sur le blog,

nous interprètent à leur manière ce gospel traditionnel,

Down to the River to Pray.


Avec les Petersens, tout paraît si simple...


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article suivant : Passet li jurz, la noiz est aserie, Clere est la lune e les esteiles flambient.

2 commentaires:

LeScrat a dit…

Bonjour Frédéric, quelle magnifique surprise ! Ah, vraiment, mer..si !

Dans la même veine, on pourrait aller jusqu'à un des pépins.. de la Grosse Pomme avec un de ses quartiers, initialement nommé Groenwijk en néerlandais, puis anglicisé et "pleonasmisé" en Greenwich Village.

Une véritable West side (of Lower Manhattan) story, à laquelle il ne manque, peut-être, qu'un Square Ambiorix 🤪

Paisible dimanche, Frédéric et surtout, excellentes vacances !

Frédéric Blondieau a dit…

Bonjour LeScrat,

De fait, le "village" de "Greenwich village" démontre à quel point on avait oublié là-bas le sens du mot...

:-)

Merci, et bonne journée !