- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 12 février 2023

Orange sanguine




Orange sanguine

titre d'un polar de 
Francis Groff, 2020,
dont l'action se passe à Binche.



Fatwa : Avertissement lancé par les autorités religieuses islamiques,
signifiant « fais gaffe à toi ! »

Mots et Grumots,
Marc Escayrol, 2003





Chers lecteurs, bonjour.



NON.

Je sais, je vous l'avais annoncé, mais NON.

Non, nous ne quitterons pas encore le latin moneō. Pas aujourd'hui.

Était-ce une prémonition ?
Peut-être, mais ne pouvant m'empêcher de penser, et repenser à ce mot latin qui nous a tant donné, je retournai une dernière fois sur le site de fouilles autour de moneō,


en me disant que quelque chose m'avait échappé...
... que toutes impressionnantes qu'elles fussent, ces fouilles n’avaient finalement donné que de vieux coutres.

un vieux coutre de tonnelier



Eh bien : oui. (quelque chose m'avait bien échappé)


En ce dimanche, pour
- réellement, cette fois -
terminer la campagne de fouilles autour de moneō,
(allez, tous ensemble :) « faire savoir, faire se souvenir, faire songer à », « avertir, recommander, instruire, annoncer, prédire, conseiller... »,
nous traiterons d'un composé latin qui en dérive, et auquel on doit quelques mots plus qu'intéressants en français, mais aussi dans la langue du maître.
(Je veux parler de l'anglais ; c'est ainsi que l'appellent certains activistes francophonistes(*) à l'esprit aussi étroit que borné - le propre de tout activiste qui se respecte, cela dit -, luttant courageusement, debout et à corps perdu sur les barricades, contre les anglicismes, et qui me traitent de valet de l'anglais car j'ose exprimer mon penchant pour l'écriture de Jane Austen.

*Le francophoniste est à la francophonie ce que l'islamiste est à la religion musulmane : un fondamentaliste obtus qui n'a pas tout compris (à la vie, d'une façon générale). Un bon point cependant au francophoniste : il n'est que ridicule, alors que l'islamiste est certes ridicule, mais aussi - et surtout - violent, voire cruel et meurtrier. Si vous n'avez plus de nouvelles de moi ; vous saurez ce qui m'est arrivé.)


Ce composé latin, le voici :
  • submonēre.
Vous y reconnaissez la préposition sub-« sous », marquant ici une action faite, disons... sous le boisseau, ou alors
- mais là, c'est clair, je vais m'attirer des ennuis -
sous le... voile.

Ou sous le manteau, ou encore mieux (vous saurez bientôt pourquoi) sous le masque.

À la dérobée, quoi. 

Ça, c'est joli



Si donc monēre signifiait avertir, submonēre pouvait se comprendre comme avertir secrètement.

Ce magnifique submonēre perdit de sa superbe en passant du latin classique au latin
- ça va me reprendre, pardon -
populaire.

Je me rince la bouche, et je suis à vous.

Il en perdit un peu de sa superbe, et beaucoup de la longueur de son premier e

Pour donner donc, doté d'un premier e court, submoněre (ou pour être plus précis, le non attesté *submoněre, seule forme qui permette d'expliquer ses dérivés attestés).

En sera issu l'ancien français somondre, attesté, lui, vers 1050, qui évoluera en semondre vers 1175.

Si cet ancien verbe ne vous dit toujours rien, son participe passé, lui, devrait vous mettre sur la piste...

Vers 1050, cette forme participiale de somondre était summunse, pour devenir un peu plus d'un siècle plus tard, aux alentours de 1190, cemonse.

Ouiii, ça y est, vous avez trouvé !

La forme actuelle de ce joli mot,
  • semonce,
n'est que la réfection, datant du XIIIème, de ce summunse, cemonse substantivé.

En français, le sens du latin submonēre s'est quelque peu affaibli, pour ne plus évoquer un quelconque secret, mais le caractère privé de l'avertissement.

Ainsi, semondre signifiera en un premier temps exhorter quelqu'un (à faire quelque chose), inviter quelqu'un en le priant avec insistance.
 
Cette acception d'invitation privée se retrouve d'ailleurs toujours, bien plus tard,
chez George Sand, au sens d'inviter à une noce.

faire-part de mariage



Mais pour revenir en ancien français, le mot s'emploiera encore pour « convoquer des vassaux » (1080), voire, par la suite, « convoquer en justice » (circa 1200).



À partir du XVIème, semonce, correspondant donc à « invitation (privée, personnelle) à faire quelque chose », équivaudra à « avertissement adressé en propre ». 


D'où, en marine
- nous y voilà enfin -,
le sens que nous lui connaissons toujours : 
« l'ordre donné à un navire de montrer ses couleurs ».
Notamment par un coup de canon. Très à propos dénommé « coup de semonce ».



les couleurs sont hissées de part et d'autre




Ah ça, l'auriez-vous imaginé, que nous en serions à citer semonce parmi les dérivés de notre belle indo-européenne *men-, « penser » ?


Et ce n'est pas tout.

Car voilà, la langue du maître, via l'anglo-normand somoundre, sumunre, a emprunté l'ancien français somondre, et en a fait le verbe anglais...
  • summon
dont les nombreuses acceptions vont toujours de « faire venir » à « convoquer, mander », en passant par « citer (en justice), requérir...».

To summon a demon, c'est particulièrement « invoquer un démon (par son nom, pour le faire venir) ».

D'où aussi l'importance de ne pas prononcer à haute voix
(surtout par trois fois) les noms de ses meubles IKEA,
au risque d'invoquer l'un ou l'autre des monstrueux serpents de mer
de la mythologie nordique




Et enfin, il est un mot dialectal hennuyer (du Hainaut, province de Belgique) qui correspond à notre français standard semonce
  • soumonce.


Les Binchois
- ceux du carnaval de Binche ; si vous adorez voir des hommes déguisés arborant fièrement... 
- c'est ça qui est le plus fou -
... des plumes d'autruche frapper des pieds comme des... personnes différentes, à discriminer positivement tout en... 
- il faut une certaine coordination, que tous n'ont d'ailleurs pas -
... projetant, dans un état proche de la transe chamanique, des oranges sanguines dans la tronche de ceux qui les regardent se faire admirer...

 - ah ça, avec les dérivés de moneō, le causatif n'est jamais très loin -,

... venez donc prendre un bain de (bousculades de) foule, les pieds au milieu des flaques de bière et des oranges écrasées, lors de notre magnifique carnaval de Binche -,
les Binchois, disais-je, en ont spécialisé le sens, en lui donnant une signification strictement carnavalesque, les soumonces (généralement au pluriel) désignant les sorties dansantes des sociétés carnavalesques, sorties qui... annoncent celles des trois jours gras : le carnaval proprement dit.

les soumonces


Et ça, c'est Samuël Glotz, folkloriste et fondateur du musée international du Carnaval et du Masque, qui nous l'explique.


Samuël Glotz,
Binche, le 27 novembre 1916 - Binche, le 25 janvier 2006
(un vrai Binchois nait, vit et meurt à Binche).

- Ah mais ouais, j'ai compris l'allusion : sous le masqueSous le masque ! J'ai compris !!
- Bravo, monsieur le Gille. Maintenant, calmez-vous, et déposez cette orange devant vous. Leeentemeeent, que je voie vos mains. 


Soumonce... Honnêtement, j'aurais imaginé, moi, que le mot fasse plutôt allusion à l'appel, la convocation des Gilles qui se fait lors de ces sorties, mais bon, si c'est Samuël Glotz qui le dit...

Mais quand même...

Si jamais

- ce que je ne vous souhaite pas le moins du monde - 

vous deviez (seul terme admissible) assister à des soumonces, vous verriez que c'est bien de cela qu'il s'agit : le tambour avertit et convoque personnellement, l'un après l'autre, tous les Gilles du coin ; et tous ces braves de rappliquer fissa, comme les enfants

- pardon, quoi ? Ou les rats ?? Ça, c'est vous qui le dites -

de Hamelin, à la suite du joueur de flûte.

Der Rattenfänger von Hameln,
l'un de ces remarquables - et cruels - contes germaniques
transcrits par les frères Grimm




Cette fois, je vous l'assure : dimanche prochain, nous parlerons d'autre chose que de moneō et de ses dérivés.


Portez-vous bien, et... à la semaine prochaine !





Frédéric






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Et pour nous quitter…

les magnifiques musiciens du

de cet ensemble baroque que j'adore, 


Tafelmusik,


nous offrent leur version, tellement vivante, du premier mouvement,

la Sinfonia,

de 

la cantate BWV 249a

(que Bach, à qui on ne la faisait pas, retravaillera pour la replacer dans l'Oratorio de Pâques). 


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2 commentaires:

Guy a dit…

Je me demande si le verbe sommer, dans le sens d’ordonner, n’aurait pas la même origine.

Frédéric Blondieau a dit…

Bonjour Guy,

Même si la sémantique en est très proche, non, "sommer" ne semble pas avoir de parenté étymologique avec soumonce etc. Le mot proviendrait du latin summus et en serait une spécialisation en droit (venir à bout de = sommer de)...

Frédéric