article précédent: Comme un coursier indompté hérisse ses crins...
“Les amoureux peuvent se tenir même sur le tranchant d’une lame.”
Proverbe géorgien
Proverbe géorgien
Bonjour à toutes et tous !
Le dimanche indo-européen est toujours en vacances...
Et lui comme moi - je peux vous l'assurer -, nous en profitons...
Et donc, les circonstances aidant, les articles de cette période seront plus courts, pour me permettre de me reposer quelque peu.
Ou en tout cas, de faire autre chose que de passer mes journées dans des dictionnaires ou devant un écran d'ordinateur...
Nous en sommes toujours à traiter l'adorable racine indo-européenne ...
*h₂eḱ-, “piquant, acéré”,
dont nous avions commencé l'étude avec cette superbe univerbation que représente le mot vinaigre.
Mais oui, oh ! Relisez donc du vin au vinaigre..., enfin !
Nous avions quitté notre formidable *h₂eḱ- la semaine dernière, avec (encore) une solide fournée de dérivés balto-slaves...
Comme un coursier indompté hérisse ses crins...
*h₂eḱ-, “piquant, acéré”
⇓
⇓
proto-balto-slave *aśros-, “coupant”
⇓
proto-balte *aštrus- et proto-slave *ostrъ-, “coupant”,
proto-balte *ašutas-, “crin” et proto-slave *osъtъ-, “chardon”
Et nous mêmes, proto-balte *ašutas-, “crin” et proto-slave *osъtъ-, “chardon”
nous nous étions quittés
sur ce que j'appellerais une prémonition...
Oui, car je vous disais littéralement, en commentant le morceau de musique qui clôturait l'article,
- je me permets de me citer -
“Khatia Buniatishvili - ici dans la transcription de Wilhelm Kempff du Menuet en sol mineur de Georg Friedrich Haendel -, une bien jolie façon de marier le slave au germanique, ne trouvez-vous pas ?”
Eh oui !
Comment eussé-je pu imaginer que la semaine qui suivrait
- tout comme celles qui lui succéderaient, cela dit -serait consacrée aux dérivés germaniques de notre charmante *h₂eḱ-, “piquant, acéré” ??
C'est complètement dingue, non ?
La musique de Bach, l'existence de Khatia, des blogs de linguistique historique qui arrivent à vous faire rire... Mais que vous faut-il de plus pour prendre conscience de l'Harmonie, du Grand Tout, pour croire en Dieu ?
Alors !
Notre infatigable *h₂eḱ- est
- commençons par là -à l'origine d'un étymon proto-germanique au sens de “lame, tranchant, arête...”,
*agjō-.
C'est du moins ainsi que le reconstruit Guus Kroonen
dans son Etymological Dictionary of Proto-Germanic.
Le passage de *h₂eḱ- à *agjō- a pu se faire par une forme suffixée *h₂eḱ-ieh₂-.
- Mais ce type est fou ??!
- Oh, bonjour monsieur Ucon, vous allez bien ?
(je m'adresse ici à Fernand Ucon, qui visite (trop ?) régulièrement les pages de ce blog)
Fernand Ucon |
Oui, vous avez raison, je me dois de vous donner un minimum d'explications.
*** ce qui suit n'intéressera que les plus fêlés d'entre vous ;
amis lecteurs, si vous êtes en pleine possession de vos capacités mentales,
je vous invite à sauter ce passage ***
La plupart des adjectifs indo-européens sont formés à l'aide d'un suffixe (un radical) en *o-.
Ainsi, si *dei̭ṷ- désigne précisément Dieu
(encore merci à Bach et à Khatia pour cette prise de conscience),
*dei̭ṷ-ó- signifiera “qui appartient au dieu (du ciel), céleste”.
C'est *dei̭ṷ-ó- que nous retrouverons dans l'adjectif latin dīvus, dont nous avons tiré notre français divin.
Mais, mais .. certains adjectifs indo-européens, plus rebelles, vraisemblablement, seront, eux, formés grâce à des suffixes radicaux en *-i- ou *-u-.
Comme *sṷéh₂du-, “doux...”, qui donnera notamment le latin svāvis.
Quand il existe une forme féminine à ces adjectifs, elle s'exprime par le radical *-eh₂-, qui sous sa forme faible, devient ... *-ieh₂-
Quand vous aurez relu le chapitre consacré aux
voyelles-pivots et théorie des laryngales
dans la page
Éléments de linguistique de ce blog
https://indoeuropeen.blogspot.com/p/elements-de-linguistique.html,vous ne vous étonnerez pas de re-découvrir qu'une laryngale h₂ donnera un a dans les dérivés obtenus, ce a qui évoque tellement bien la féminité...
D'ailleurs, ne dit-on pas Khatia ?
Vous voulez en savoir plus ? Si malgré les suppliques de votre entourage et l'avis défavorable de votre psychiatre, vous persévérez sur cette pente plus que dangereuse, plongez alors carrément dans la rubrique les sources, où vous découvrirez cette véritable mine d'or qu'est...
Comparative Indo-European Linguistics, 2nd Edition,
par feu Robert S.P. Beekes
*** retour à la normalité ***
Nous pouvons donc résumer le parcours germanique de notre gentille *h₂eḱ- de la sorte:
*h₂eḱ-, “piquant, acéré”
⇓
forme (adjectivale) suffixée féminine *h₂eḱ-ieh₂-
⇓
proto-germanique *agjō-, “lame, tranchant, arête...”
Mais oui, évidemment !!
Vous venez enfin de comprendre l'origine du same du Nord ávju, “tranchant d’une lame, fil”.
- Maisje ?
- Bien vu, monsieur Ucon !
J'oublie une étape.
Pour se retrouver dans le same du Nord ávju, le germanique*agjō- est passé par le - OUI OUI OUI - vieux norois egg, “lame, tranchant, arête, bord, limite...” !
*h₂eḱ-, “piquant, acéré”
⇓
forme (adjectivale) suffixée féminine *h₂eḱ-ieh₂-
⇓
proto-germanique *agjō-, “lame, tranchant, arête...”
⇓
vieux norois egg, “lame, tranchant, arête, bord, limite...”
⇓
emprunt
⇓
same du Nord ávju, “tranchant d’une lame, fil”
⇓
vieux norois egg, “lame, tranchant, arête, bord, limite...”
⇓
emprunt
⇓
same du Nord ávju, “tranchant d’une lame, fil”
Euh, pour les gens normaux qui, curieusement (ou par erreur), suivent ce blog, le same du Nord, langue agglutinante s'il en est, est une langue ouralienne (comme le finnois), et non pas indo-européenne.
Et il se parle en Laponie, au nord de la Norvège, de la Suède et de la Finlande...
Agglutinante, monsieur Ucon ?
- Euuuuh oui, en fait euh...
Une langue agglutinante est tout simplement une langue où l'on forme les mots en agglutinant des éléments indépendants.
Ne cherchez pas ; dans les langues indo-européennes, seul l'arménien est agglutinant.
Mais nous retrouvons cette agglutination ailleurs, en estonien, en finnois, en hongrois, en coréen, en japonais, en basque... (et j'en passe).
Un exemple ? En basque, justement, où la forme etxeetan, “dans les maisons”, comme dans l'expression le matériel explosif se cache dans les maisons, se décompose en :
- etxe, “maison”
+
- -ee-, marque du pluriel
+
- -tan, marque de l'inessif (cas grammatical désignant le lieu dans lequel se déroule l'action) dans.
Alors, oui...
Peut-être, oui...
Si jamais ça devait vous intéresser, à côté du same du Nord ávju, “tranchant d’une lame, fil”, nous devons aussi au germanique *agjō- l'anglais edge, “bord, arête, marge, tranchant, orée, arête...”
L'anglais edge étant issu du moyen anglais egge, issu lui-même du vieil anglais eċġ.
*h₂eḱ-, “piquant, acéré”
⇓
forme (adjectivale) suffixée féminine *h₂eḱ-ieh₂-
⇓
proto-germanique *agjō-, “lame, tranchant, arête...”
⇓
vieil anglais eċġ
⇓
moyen anglais egge
⇓
anglais edge, “bord, arête, marge, tranchant, orée, arête...”
⇓
vieil anglais eċġ
⇓
moyen anglais egge
⇓
anglais edge, “bord, arête, marge, tranchant, orée, arête...”
All our words from loose using have lost their edge.
(D'une utilisation imprécise, tous nos mots ont perdu leur tranchant.)
Ernest Hemingway,
Death in the Afternoon, 1932
Enfin, toujours du proto-germanique *agjō-, et donc, a fortiori, de notre délicieuse *h₂eḱ-,
- le scots ege, egge,
- le vieux frison egg, eg, egge,
- d'où le saterlandais Ägge ou le frison occidental igge,
- le - OUIIIIII !!! - vieux saxon eggia,
- le vieux néerlandais (non attesté) *egga,
- d'où le moyen néerlandais egge,
- d'où le néerlandais egge, eg,
- le vieux haut-allemand egga, ecka,
- d'où le moyen haut-allemand egge, ecke,
- d'où l'allemand Ecke,
- ...
Allez, à dimanche prochain ?
Frédéric
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Et pour nous quitter,
évidemment,
du Bach.
Le troisième (et dernier) des concertos pour deux clavecins, cordes et continuo qu'il écrivit,
le BWV 1062, en ut mineur.
Dans cette version, le Vivace est incroyablement rapide, virtuose, mais surtout, surtout, attendez l'Andante, d'une douceur, d'une sérénité, d'une sensualité, même, que je ne connaissais pas vraiment chez Bach.
Aux claviers - surprise ! -,
Khatia et Gvantsa Buniatişvili.
Eh oui, je ne m'en lasse pas...
(l'image est un peu floue, je suppose que c'est voulu, pour forcer à se concentrer sur la musique)
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