article précédent : Ses lèvres étaient scellées par une volonté jamais défaillante. - François Mauriac, le Nœud de vipères
Depuis son succès
(Rousseau parle ici de son petit opéra, ou intermède, Le Devin du Village),
je ne remarquai plus ni dans Grimm, ni dans Diderot, ni dans presque aucun des gens de lettres de ma connaissance, cette cordialité, cette franchise, ce plaisir de me voir, que j'avais cru trouver en eux jusqu'alors.
Dès que je paraissais chez le Baron, la conversation cessait d'être générale. On se rassemblait par petits pelotons, on se chuchotait à l'oreille, et je restais seul sans savoir avec qui parler.
J'endurai longtemps ce choquant abandon et voyant que Mme d'Holbach, qui était douce et aimable, me recevait toujours bien, je supportai les grossièretés de son mari tant qu'elles furent supportables.
Mais un jour il m'entreprit sans sujet, sans prétexte, et avec une telle brutalité devant Diderot, qui ne dit pas un mot, et devant Margency, qui m'a dit souvent depuis lors avoir admiré la douceur et la modération de mes réponses, qu'enfin chassé de chez lui par ce traitement indigne, j'en sortis résolu de n'y plus rentrer.
Cela ne m'empêcha pas de parler toujours honorablement de lui et de sa maison ; tandis qu'il ne s'exprimait jamais sur mon compte qu'en termes outrageants, méprisants, sans me désigner autrement que par ce petit cuistre, et sans pouvoir cependant articuler aucun tort d'aucune espèce que j'aie eu jamais avec lui, ni avec personne à laquelle il prît intérêt..
Les Confessions, VIII,
Jean-Jacques Rousseau
(Le savez-vous ? Le Devin du village a cette particularité d'être le premier opéra dont les paroles et la musique soient du même auteur.)
Jean-Jacques Rousseau, né le 28 juin 1712 à Genève et mort le 2 juillet 1778 à Ermenonville |
Bonjour à toutes et tous,
En ce dimanche 8 novembre 2020, nous continuons, mes amis, l'étude des dérivés de la racine proto-indo-européenne sek-, “couper”,
cette très lointaine racine qui est à l'origine de notre français enseignant.
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racine proto-indo-européenne *sek-, “couper”
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adjectif & nom indo-européen *sek(h₂)-no-, “coupe, coupé”
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proto-italique *sekno-, “statue, signe”
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latin sīgnum, “marque, signe...”
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deuxième terme de l'adjectif in-signis, “qui a un signe particulier”, “remarquable, insigne...”
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verbe īnsigniō, “mettre une marque, signaler, distinguer, désigner”
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altération
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latin médiéval *insignāre
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ancien français enseignier, “faire connaître par un signe” (1050)
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extension du sens (entre 1165 et 1170)
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“instruire (quelqu'un)”
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glissement de sens
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“apprendre à quelqu'un” (vers 1200)
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moyen français enseignier
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français enseigner, “enseigner que” et “transmettre des connaissances à (un élève)” (fin du XVIIème)
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emploi absolu, pour “être enseignant” (fin du XVIIIème)
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participe présent
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français enseignant, “qui enseigne”, 1762
sens spécialisé : Église enseignante (1771)
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corps enseignant (1806)
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substantivation
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enseignant, enseignante (1865)
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latin sīgnum, “marque, signe...”
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diminutif
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sigillum, “figurine, statuette”
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latin classique sigillatus, “orné de figurines”
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bas latin sigillatus, “(en parlant d'une étoffe :) orné de figurines”
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emprunt
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grec byzantin σιγιλλᾶτος, sigillâtos
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emprunt
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arabe siqlat
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emprunt
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persan سقرلاط, saqirlāt, “étofffe d'écarlate...”
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emprunt
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latin médiéval scarlatum / scarlata, “drap ou étoffe écarlate, de couleurs éclatantes”
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emprunt
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En ce beau dimanche
- ici, il fait curieusement très beau (nous sommes en Belgique), et puis, nous sommes enfin débarrassés de ce clown pathétique -,
je vous propose de parcourir, pour la dernière fois, la longue liste de dérivés que nous a légués le latin sīgnum, “marque, signe...”.
La semaine prochaine, tout en continuant, bien entendu, à poursuivre l'étude de la douce *sek-, “couper”, nous laisserons ce bon sīgnum de côté .
Si donc vous avez un penchant pour sīgnum
- ce que je peux parfaitement comprendre, c'est VOTRE vie affective et sexuelle, hein -,
profitez-en vite, car après, on n'en parlera plus...
Aujourd'hui, je vous propose encore quelques dérivés de sīgnum, mais dont la parenté avec leur illustre ancêtre ne saute pas aux yeux.
Quelques derniers dérivés qui, contrairement à des consigne, assignation, signifier, cachent nettement mieux leur filiation étymologique avec sīgnum...
Les quelques derniers dérivés que je vous propose en ce dimanche sont étroitement liés l'un à l'autre, au point que l'on pourrait les rassembler en une famille, ou du moins une sous-famille.
Si, pour David Vincent, cela a commencé pendant une triste nuit, le long d'une route solitaire de campagne, alors qu'il cherchait un raccourci que jamais il ne trouva,
la formation de notre petite famille a commencé, elle, par un emprunt, en ancien français, au composé latin designō, “dessiner, marquer, tracer”, ou encore “désigner, indiquer”.
Ce composé latin designō était construit sur...
- signo, verbe dénominal dérivé de notre sīgnum
(un doute sur verbe dénominal ? Balayer, par exemple, est le verbe dénominal de balai, tiré donc du nom “balai”),
et
- le préfixe de-, servant ici à renforcer le sens du verbe.
Cet emprunt dont je vous parle, attesté en moyen français 1377, c'est, sans surprise, notre verbe... désigner.
En un premier temps, il s'emploiera dans le sens de “déterminer par un ou plusieurs traits disctinctifs”.
Puis
- et ce depuis la fin du XVIIème -,
il prendra le sens de “signaler à l'attention de”.
Quant à son acception de “signifier, être le symbole de”, elle est en usage depuis le XVIème.
Et tant qu'à faire, son sens de “nommer quelqu'un à une fonction” date, lui, de la fin du XVIIème.
Ouiiii, bon ! Désigner ne semble pas s'éloigner, que ce soit par la forme ou par le sens, du latin signo.
Je vous l'accorde.
Et pourtant, il est un autre verbe français, emprunt, lui, à l'italien, et qui, par là, descend bien de designō, mais dont le sens - et même la forme - s'est quelque peu altéré...
Dessiner !
Vous auriez fait, vous, le lien entre sīgnum et dessiner ?
Le français dessiner est emprunté au XVIème, sous la forme... désigner (!), à l'italien disegnare.
Vous aussi, vous trouvez que disegnare rend mieux que dessiner ? |
non non, ce n'est pas de l'humour. Hélas. |
Ce verbe italien, qui, proprement, signifiait “tracer les contours de (quelque chose)”, et au sens figuré se comprenait comme “former le plan, le projet de...” avait précédemment été emprunté au latin designāre dans son acception de “représenter concrètement”.
Et en français, le verbe reprendra, dans la continuité de l'original italien, le sens de “tracer les contours de”.
Encore mieux : durant tout le XVIème, il reprendra également le sens figuré repris à l'italien de “former le projet de”.
Vous l'avez compris : si ce sens particulier, le verbe dessiner le perdra plus tard, il sera toujours conservé dans son nom déverbal
- nom déverbal ? L'inverse du verbe dénominal, puisqu'il s'agit d'un nom formé à partir du radical d'un verbe -
dans son nom déverbal, disais-je, de la première heure... dessein.
Le mot dessein a ainsi conservé longtemps les deux sens originaux (propre et figuré) de l'italien disegnare.
Ce n'est qu'au XVIIIème (!) qu'un second déverbal de dessiner finira par s'imposer, dessin, qui reprendra à lui seul le sens propre original de disegnare, “tracer les contours de”.
Et pendant ce temps...
Pendant ce temps, notre fameux dénominal dessein sera emprunté en anglais.
Enfin, vu l'époque où il y est attesté (1350-1400), c'est plutôt en moyen anglais qu'il sera emprunté
(le moyen anglais étant, à la grosse louche, la langue parlée là-bas après la conquête normande - 1066 - jusqu'au milieu du XVème).
Je sais, je chicane.
Et c'est sous la forme designen qu'il y sera repris.
Il évoluera, pour devenir
- évidemment ! -
l'anglais design, qui conserve encore à lui tout seul les deux acceptions que notre dessein possédait à l'origine : dessein (but) et dessin.
Ainsi, l'anglais design est attesté au XVIIème au sens de “plan d'un ouvrage d'art”, où l'on retrouve tant le but que le dessin.
Aux États-Unis, son “double sens” évoluera vers celui de “conception décorative étendue aux objets utilitaire”.
En 1959, le mot américain - et le concept qui est derrière ! - débarque chez nous et y impose une toute nouvelle façon d'envisager l'objet industriel : désormais c'est au moment du projet que tout se décide, et dans ledit projet, le créateur ne doit plus se préoccuper que de la disposition et de la forme des composants, l'ingénieur prenant lui en compte les fonctionnements de ces derniers.
Eh oui !
Désigner, dessin, dessein, design, l'italien disegnare, eux aussi, ils proviennent de notre gentille *sek-, “couper” par le latin sīgnum, “marque, signe...”.
Si si ! Au même titre que enseignant, sceau, seing, sigillaire, signe, le sin de tocsin et... écarlate !
Allez,
Passez un excellent dimanche, et une très belle semaine.
À dimanche prochain ?
Et surtout, surtout, portez-vous bien.
Frédéric
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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter en beauté...
Une bossa nova jazzy au possible...
Encore une victoire de la diversité, de l'art sans frontière,
du génie humain, tout simplement.
Voici une superbe interprétation de "Desafinado"
("hors du ton", et ça dit tout sur l'abominable complexité du morceau),
composé par Antônio Carlos Jobim sur des paroles de Newton Mendonça.
Et ça paraît tellement simplement à jouer, à chanter, non ?
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4 commentaires:
On prête à Henri Matisse les mots " Dessiner met une ligne autour d'une idée" . Et dans tous les sens, on le voit dans ce superbe article, c'est exactement ça. Belle semaine à toi, Frédéric. Merci.
Merci, @LeScrat !!
Il avait vu juste, Matisse...
Belle semaine à toi, porte-toi bien !
Bonjour Frédéric,
Je remarque que dans les publications précédentes, tu utilises des mots qui me semblent provenir de *sek-, “couper” par le latin sīgnum, “marque, signe...”, mais sans jamais les nommer directement. Est-ce un piège ou un oubli ? Peut-être ont-il parcouru un autre chemin et tu les aborderas plus tard ?
Je pense à une "enseigne" et à "signal".
J'ai pris du retard dans la lecture de tes articles, mais je compte bien les lire.
Bon dimanche, Frédéric. Portes-toi bien. Merci.
Bonjour Thierry !
Tu as raison, je les ai passés sous silence, mais pour la bonne cause : si "enseigner" et "signe" venaient de là, on pouvait en toute logique supposer qu'il en était de même pour "enseigne" et "signal" ; je ne voulais pas alourdir l'article en enfonçant des portes ouvertes.
Même si, parfois, c'est ce que je fais ! ;-)
Je ne me veux surtout pas exhaustif, en tout cas. Et parfois, les mots ne n'inspirent pas. Alors, je les "zappe" !
Merci, Thierry, passe de même un excellent dimanche !
Frédéric
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