article précédent : “L’enseignant est celui qui suscite deux idées là où auparavant il n’y en avait qu’une seule.” - Elbert Hubbard
“Dans la musique de Vinteuil, il y avait ainsi de ces visions qu’il est impossible d’exprimer et presque défendu de contempler, puisque, quand au moment de s’endormir on reçoit la caresse de leur enchantement, à ce moment même, où la raison nous a déjà abandonnés, les yeux se scellent et, avant d’avoir eu le temps de connaître non seulement l’ineffable mais l’invisible, on s’endort.”
Marcel Proust,
La Prisonnière,
cinquième tome d'À la recherche du temps perdu
Bonjour à toutes et tous,
En ce dimanche 1er novembre 2020, jour de la Toussaint, et veille du jour des morts,
- en d'autres termes et dans une autre langue indo-européenne, All Hallows' Day, le jour qui, en toute logique, suit All-Hallow-even, nom que l'on réduit en Halloween ; relisez donc Olga, seule avec un soldat, à Halloween? Pas très catholique tout ça... s'il y avait jamais le moindre doute -
nous poursuivons l'étude des dérivés de la racine indo-européenne sek-, “couper”, à l'origine de notre français enseignant.
Le jour des morts.
Ouais, il porte bien son nom, cette année, non ?
Bref.
🜛🜛🜛
Faisons le point.
Nous savons déjà que c'est par une forme indo-européenne *sek(h₂)-no-, “coupe, coupé”, puis par une forme italique *sekno-, “statue, signe”
- toutes deux reconstruites, bien sûr, d'où l'astérisque initial-,
que notre jolie *sek-, “couper”, a donné le latin sīgnum, “marque, signe...”, dont dérivera, des siècles plus tard, enseignant.
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racine proto-indo-européenne *sek-, “couper”
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adjectif & nom indo-européen *sek(h₂)-no-, “coupe, coupé”
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proto-italique *sekno-, “statue, signe”
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latin sīgnum, “marque, signe...”
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deuxième terme de l'adjectif in-signis, “qui a un signe particulier”, “remarquable, insigne...”
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verbe īnsigniō, “mettre une marque, signaler, distinguer, désigner”
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altération
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latin médiéval *insignāre
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ancien français enseignier, “faire connaître par un signe” (1050)
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extension du sens (entre 1165 et 1170)
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“instruire (quelqu'un)”
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glissement de sens
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“apprendre à quelqu'un” (vers 1200)
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moyen français enseignier
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français enseigner, “enseigner que” et “transmettre des connaissances à (un élève)” (fin du XVIIème)
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emploi absolu, pour “être enseignant” (fin du XVIIIème)
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participe présent
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français enseignant, “qui enseigne”, 1762
sens spécialisé : Église enseignante (1771)
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corps enseignant (1806)
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substantivation
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enseignant, enseignante (1865)
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Bon.
Attardons-nous, voulez-vous, sur le latin classique sīgnum, “marque, signe...”.
Ah oui, tant que j'y pense... Nous avions déjà traité d'une tout autre racine à qui nous devons très précisément notre français marque : *merg-, “frontière, limite”.
Allez, les amis, on relit certaines marques de chaussures sont plutôt faites pour se faire remarquer que pour marcher.
Or donc,
sīgnum, “marque, signe...”...
Je ne vous ferai évidemment pas l'injure de vous préciser que nous lui devons nos français signe, signature, enseigne, renseigner...
En revanche, certains de ses dérivés ne vous sauteront pas nécessairement aux yeux.
Oh... Et c'est bien entendu à Alain Rey que je pense en ce moment.
Comme bien souvent, c'est lui qui me guide pour l'étymologie de nos mots français.
Merci, Monsieur Rey. Merci pour tout.
Le premier de ces dérivés improbables pourrait bien être... sceau.
Sceau ?
Alain Rey nous en dirait...
Cachet officiel où sont gravés en creux l'effigie, les armes, la devise (d'un souverain, d'un État, d'un corps constitué…), et dont l'empreinte est apposée sur des actes pour les authentiquer ou les fermer de façon inviolable.
Oh, merci, merci ©Le Grand Robert de la langue française
On rencontrait le mot sous de multiples formes (seel, sael, saiel, seax, seau...) avant qu'il ne se fixe en sceau au XVème.
Que ce soit clair : ce très curieux c, qui n'a rien à y faire, n'y a été introduit que pour le distinguer de... seau, mais il n'a aucune valeur étymologique.
C'est par le latin populaire *sigellum, altération du latin classique sigillum, “figurine, statuette...”, que sceau descend de notre latin sīgnum.
Il nous faut comprendre son sens comme étant une marque distinctive, une empreinte.
Il figure une signature authentifiée, il représente une autorité...
Dès la fin du XVIème, on parlera, en France, du garde des sceaux, pour nommer la personne autorisée à conserver, mais surtout utiliser les sceaux, et en particulier, le grand sceau du pays.
Comme vous le savez, c'est le Ministre de la Justice qui, en France, est appelé ainsi, car il est toujours le gardien du grand sceau de France, celui-là même qui est apposé sur la Constitution et les grandes lois de la République.
Excusez du peu.
Gloups. On ne rigole plus.
Citons encore, dans le même ordre d'idées, l'adjectif sigillaire, pour “muni d'un sceau, d'un cachet”, ou simplement “relatif aux sceaux (ou à la sigillographie)”.
Lui, on n'est pas trop sûr du chemin qu'il a emprunté jusqu'à nous...
Ou bien il s'agit d'un dérivé savant du latin sigillum que l'on date de la moitié du XVème, ou alors il s'agit d'un emprunt au bas latin sigillarius, dérivé de sigillum au sens de “fabricant de cachets”.
Et puis, il y a le nom !
Sigillaires, au féminin pluriel, emprunt savant relativement récent (1721) au latin impérial sigillaria, désignant les fêtes qui suivaient les Saturnales, au cours desquelles on s'offrait des statuettes (en fait, des sigillaria).
Rien à faire, ces Romains avaient le sens de la fête.
- Alors voilà, c'est pour toi, Septimus !
- Ah merci, Crasius ! Mais qu'est-ce que c'est ?
- Mais déballe !
- Ah, ça alors, une statuette !? Et voilà pour toi !
- Oh merci ! Ah, frīīīgidum (l'équivalent de coool, NdT), une statuette !
N'oublions pas non plus l'anneau sigillaire , dont le chaton est un sceau.
Et puis, il y a encore la sigillaire, arbre fossile du carbonifère dont le tronc porte des empreintes en forme de, de, de... sceau.
fossile de sigillaire retrouvé dans les schistes houillers (mais oui, oh ! avec un peu d'imagination et beaucoup de boisson, vous les voyez parfaitement, les sceaux.) |
premiers pas dans la fabrication d'une sigillaire (le processus complet prendra plusieurs millions d'années) |
Quant au verbe sceller, il est issu du latin populaire (reconstruit, non attesté) *sigellare, altération du bas latin sigillare, lui-même dérivé du classique... sigillum, et signifie à ses débuts,
et en toute logique,
“appliquer un sceau (sur un acte) pour l'authentifier”.
- Mais ? Sceller, c'est aussi fixer un objet avec du ciment, ou du plâtre, ou de la chaux, enfin ! Quel rapport ?
- Oui, vous avez parfaitement raison !
Si, vers la fin du XIème, le verbe signifie proprement appliquer un seau, dès le début du XIIème apparaîtra son sens analogique, “fermer hermétiquement...”.
Et par extension, “fixer dans un mur avec du plâtre...”.
Allons, poursuivons.
Avec seing.
Oui, le français seing, attesté entre 1165 et 1170, est bien issu de sīgnum.
En un premier temps, on ne le rencontre que dans des emplois spécialisés, pour marque sur la peau, ou marque pour délimiter une zone de chasse...
Ce n'est que depuis la fin du XIIIème qu'il (re-)prend le sens général de son illustre étymon, “marque, signe...”...
En effet, et en particulier, il désignera la marque imprimée au moyen d'un instrument.
Le seing, quoi.
- Mais ?? Quelle est la différence entre un seing et un sceau, alors ?
- Le sceau est apposé par la juridiction. Alors que le seing, ou même seing manuel, devrait plutôt être vu comme une signature, personnelle...
En tout cas, le mot prendra le sens de signature dès la fin du XIIIème, et il est attesté sous ce sens juridique de signature qui atteste l'authenticité d'un acte au XIVème.
Un notaire, par exemple, apposera son seing manuel sur le sceau, pour en renforcer l'authenticité.
seing, marque de notaire (source) |
Il est encore un dérivé de sīgnum qui correspond à un signal d'alarme...
Pour être précis, je dois vous dire qu'il s'agit d'un composé.
Et c'est le deuxième (et dernier) terme de ce composé qui est un magnifique dérivé de sīgnum.
pom pom pom...
Une idée ?
Allez, je vous donne un indice...
Oui, vous avez trouvé ?
OUI ! Le... tocsin.
Le mot est un emprunt du XIVème à l'ancien provençal tocasenh, de même sens, qui est formé de...
- toca, dérivé de tocar, qui signifiait “toucher, heurter” - pensez à toccata, de l'italien toccare, “toucher”, pièce pour instruments à clavier -, et ici, spécialement “sonner les cloches”,
- senh, “cloche”.
Eh oui. Encore une fois, c'est l'idée de signe, ou ici, plus précisément, de signal qu'il faut retenir. Ce n'est pas la cloche en tant que telle qui importe ici, mais le signal qu'elle doit transmettre.
Car le tocsin désigne très particulièrement le tintement d'une cloche servant... à donner l'alarme. Puis, par métonymie, la cloche en elle-même.
Encore un mot, et nous en resterons là pour ce dimanche.
Je suis fatigué, en manque d'inspiration, et j'ai besoin de sommeil...
Voici la définition la plus actuelle de ce vieux mot (attesté vers 1173 !), telle qu'Alain Rey nous la donne :
Couleur d'un rouge éclatant obtenue par un colorant tiré de la cochenille et utilisée en teinturerie.
Oui ?
Oui ! Écarlate.
Vous aurez reconnu ci-dessus un cliché tiré de la série La Servante écarlate, ou plutôt The Handmaid's Tale.
Écarlate !
Vous vous y attendiez, franchement ?
Écarlate (1168) descend du latin médiéval scarlatum / scarlata, “drap ou étoffe écarlate, de couleurs éclatantes”.
Mais... ça, ce n'est que la fin de l'histoire...
Ce scarlata médiéval était un emprunt au persan سقرلاط, saqirlāt, “étofffe d'écarlate...”,
lui-même emprunté à l'arabe siqlat.
Oui, mais le mot arabe n'était lui-même qu'un emprunt,
par l'intermédiaire du grec byzantin σιγιλλᾶτος, sigillâtos,
au bas latin sigillatus, “(en parlant d'une étoffe) orné de figurines”,
issu du latin classique sigillatus,
évidemment dérivé de sigillum, “figurine”.
Non mais, ouf, quoi !
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racine proto-indo-européenne *sek-, “couper”
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adjectif & nom indo-européen *sek(h₂)-no-, “coupe, coupé”
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proto-italique *sekno-, “statue, signe”
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latin sīgnum, “marque, signe...”
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diminutif
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sigillum, “figurine, statuette”
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latin classique sigillatus, “orné de figurines”
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bas latin sigillatus, “(en parlant d'une étoffe :) orné de figurines”
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emprunt
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grec byzantin σιγιλλᾶτος, sigillâtos
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emprunt
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arabe siqlat
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emprunt
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persan سقرلاط, saqirlāt, “étofffe d'écarlate...”
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emprunt
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latin médiéval scarlatum / scarlata, “drap ou étoffe écarlate, de couleurs éclatantes”
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emprunt
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ancien français écarlate (1168)
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Et oui, scarlatine
- car JE SAIS que vous allez me poser la question -
est bien emprunté au latin scarlatina febris, “fièvre écarlate”, mais... via l'anglais !
C'est en effet le médecin anglais Thomas Sydenham qui fut le premier à nommer définitivement cette pathologie, en 1676, scarlet fever (oui, bien : fièvre écarlate), pour la différencier de la rougeole.
Quant au charmant prénom féminin anglais Scarlett, il descend sans surprise de notre vieux français écarlate, et devait vraisemblablement désigner, au Moyen Âge, un négociant en écarlate.
Scarlett Johanson |
Scarlett O'Hara, immond·e pouritur·e de privilégié·e blanc·he souchien·ne racist·e, sous les traits de Vivien Leigh, Gone with the Wind,1939 |
Passez un excellent dimanche, une très belle semaine.
À dimanche prochain ?
Surtout, surtout, portez-vous bien.
Frédéric
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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter en beauté...
un superbe pot-pourri indo-européen,
qui ne fait que prouver que dans la diversité réside la richesse.
Voici un morceau que l'argentin Astor Piazzolla composa en 1984 pour le film Henri IV, du réalisateur italien Marco Bellocchio,
Oblivion (oubli).
Interprété ici par - Halloween oblige - l'ensorcelante guitariste ukrainienne
Надя Косинская, Nadia Kossinskaja...
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