- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 1 novembre 2020

Ses lèvres étaient scellées par une volonté jamais défaillante. - François Mauriac, le Nœud de vipères

    




Dans la musique de Vinteuil, il y avait ainsi de ces visions qu’il est impossible d’exprimer et presque défendu de contempler, puisque, quand au moment de s’endormir on reçoit la caresse de leur enchantement, à ce moment même, où la raison nous a déjà abandonnés, les yeux se scellent et, avant d’avoir eu le temps de connaître non seulement l’ineffable mais l’invisible, on s’endort.


Marcel Proust,

La Prisonnière,
cinquième tome d'À la recherche du temps perdu



Proust et la musique !






Bonjour à toutes et tous,


En ce dimanche 1er novembre 2020, jour de la Toussaint, et veille du jour des morts,
- en d'autres termes et dans une autre langue indo-européenne, All Hallows' Day,  le jour qui, en toute logique, suit All-Hallow-even, nom que l'on réduit en Halloween ; relisez donc Olga, seule avec un soldat, à Halloween? Pas très catholique tout ça... s'il y avait jamais le moindre doute -
nous poursuivons l'étude des dérivés de la racine indo-européenne sek-“couper, à l'origine de notre français enseignant.


Le jour des morts.
Ouais, il porte bien son nom,  cette année, non ?
Bref.



🜛🜛🜛


Faisons le point.



Nous savons déjà que c'est par une forme indo-européenne *sek(h)-no-“coupe, coupé, puis par une forme italique *sekno-, “statue, signe
- toutes deux reconstruites, bien sûr, d'où l'astérisque initial-,
que notre jolie *sek-“couper”, a donné le latin sīgnummarque, signe...”, dont dérivera, des siècles plus tard, enseignant

**********

racine proto-indo-européenne *sek-“couper
adjectif & nom indo-européen *sek(h)-no-“coupe, coupé
proto-italique *sekno-, “statue, signe
latin sīgnum, marque, signe...
deuxième terme de l'adjectif in-signis, qui a un signe particulier”, remarquable, insigne...
verbe īnsigniō, mettre une marque, signaler, distinguer, désigner
altération
latin médiéval *insignāre
ancien français enseignier, “faire connaître par un signe” (1050)
extension du sens (entre 1165 et 1170)
“instruire (quelqu'un)”
glissement de sens
“apprendre à quelqu'un” (vers 1200)
moyen français enseignier
français enseigner, “enseigner que” et “transmettre des connaissances à (un élève)” (fin du XVIIème)
emploi absolu, pour être enseignant” (fin du XVIIIème)
participe présent
français enseignant, “qui enseigne”, 1762
sens spécialisé : Église enseignante (1771)
corps enseignant (1806)
substantivation
enseignant, enseignante (1865)

**********

🜛🜛🜛
 


Bon.

Attardons-nous, voulez-vous, sur le latin classique sīgnum, marque, signe...”.

Ah oui, tant que j'y pense... Nous avions déjà traité d'une tout autre racine à qui nous devons très précisément notre français marque*merg-, “frontière, limite”. 
Allez, les amis, on relit certaines marques de chaussures sont plutôt faites pour se faire remarquer que pour marcher


Or donc, 
sīgnum, marque, signe...”...

Je ne vous ferai évidemment pas l'injure de vous préciser que nous lui devons nos français signe, signature, enseigne, renseigner...

- Mmmh ? Quoi ? Ah bon ? Maisje ?
- Non non, rien, ne vous inquiétez surtout pas...



En revanche, certains de ses dérivés ne vous sauteront pas nécessairement aux yeux.

Oh... Et c'est bien entendu à Alain Rey que je pense en ce moment.
Comme bien souvent, c'est lui qui me guide pour l'étymologie de nos mots français.

Merci, Monsieur Rey. Merci pour tout.

Alain Rey,
30 août 1928 - 28 octobre 2020





Le premier de ces dérivés improbables pourrait bien être... sceau.

Sceau ?

Alain Rey nous en dirait...
Cachet officiel où sont gravés en creux l'effigie, les armes, la devise (d'un souverain, d'un État, d'un corps constitué…), et dont l'empreinte est apposée sur des actes pour les authentiquer ou les fermer de façon inviolable.
Oh, merci, merci ©Le Grand Robert de la langue française




On rencontrait le mot sous de multiples formes (seel, sael, saiel, seax, seau...) avant qu'il ne se fixe en sceau au XVème.

Que ce soit clair : ce très curieux c, qui n'a rien à y faire, n'y a été introduit que pour le distinguer de... seau, mais il n'a aucune valeur étymologique.

un seau


un sceau



C'est par le latin populaire *sigellum, altération du latin classique sigillumfigurine, statuette...”, que sceau descend de notre latin sīgnum.

Il nous faut comprendre son sens comme étant une marque distinctive, une empreinte.
Il figure une signature authentifiée, il représente une autorité...


Dès la fin du XVIème, on parlera, en France, du garde des sceaux, pour nommer la personne autorisée à conserver, mais surtout utiliser les sceaux, et en particulier, le grand sceau du pays.

il y a de quoi en avoir par dessus la tête,
d'occuper la fonction de
garde des seaux



Comme vous le savez, c'est le Ministre de la Justice qui, en France, est appelé ainsi, car il est toujours le gardien du grand sceau de France, celui-là même qui est apposé sur la Constitution et les grandes lois de la République.

Excusez du peu. 

Gloups. On ne rigole plus.

le grand sceau de France



Citons encore, dans le même ordre d'idées, l'adjectif sigillaire, pour muni d'un sceau, d'un cachet”, ou simplement relatif aux sceaux (ou à la sigillographie)”.

Lui, on n'est pas trop sûr du chemin qu'il a emprunté jusqu'à nous...

Ou bien il s'agit d'un dérivé savant du latin sigillum que l'on date de la moitié du XVème, ou alors il s'agit d'un emprunt au bas latin sigillarius, dérivé de sigillum au sens de “fabricant de cachets”.

fabricant de cachets



Et puis, il y a le nom !

Sigillaires, au féminin pluriel, emprunt savant relativement récent  (1721) au latin impérial sigillaria, désignant les fêtes qui suivaient les Saturnales, au cours desquelles on s'offrait des statuettes (en fait, des sigillaria).

Rien à faire, ces Romains avaient le sens de la fête.

- Alors voilà, c'est pour toi, Septimus !
- Ah merci, Crasius ! Mais qu'est-ce que c'est ?
- Mais déballe !
- Ah, ça alors, une statuette !? Et voilà pour toi !
- Oh merci ! Ah, frīīīgidum (l'équivalent de coool, NdT), une statuette !




N'oublions pas non plus l'anneau sigillaire , dont le chaton est un sceau.

l'anneau sigillaire de Childéric 1er



Et puis, il y a encore la sigillaire, arbre fossile du carbonifère dont le tronc porte des empreintes en forme de, de, de... sceau.

fossile de sigillaire retrouvé dans les schistes houillers
(mais oui, oh ! avec un peu d'imagination et beaucoup de boisson,
vous les voyez parfaitement, les sceaux.)


premiers pas dans la fabrication d'une sigillaire
(le processus complet prendra plusieurs millions d'années)




Quant au verbe sceller, il est issu du latin populaire (reconstruit, non attesté) *sigellare, altération du bas latin sigillare, lui-même dérivé du classique... sigillum, et signifie à ses débuts,
et en toute logique,
appliquer un sceau (sur un acte) pour l'authentifier”.

- Mais ? Sceller, c'est aussi fixer un objet avec du ciment, ou du plâtre, ou de la chaux, enfin ! Quel rapport ?

sceller une poutre en bois


- Oui, vous avez parfaitement raison !

Si, vers la fin du XIème, le verbe signifie proprement appliquer un seau, dès le début du XIIème apparaîtra son sens analogiquefermer hermétiquement...”.

Et par extension, fixer dans un mur avec du plâtre...”.


Allons, poursuivons.

Avec seing.

Oui, le français seing, attesté entre 1165 et 1170, est bien issu de sīgnum.

En un premier temps, on ne le rencontre que dans des emplois spécialisés, pour marque sur la peau, ou marque pour délimiter une zone de chasse...

Ce n'est que depuis la fin du XIIIème qu'il (re-)prend le sens général de son illustre étymon, marque, signe...”...

En effet, et en particulier, il désignera la marque imprimée au moyen d'un instrument.

Le seing, quoi.


- Mais ?? Quelle est la différence entre un seing et un sceau, alors ?
- Le sceau est apposé par la juridiction. Alors que le seing, ou même seing manuel, devrait plutôt être vu comme une signature, personnelle...

En tout cas, le mot prendra le sens de signature dès la fin du XIIIème, et il est attesté sous ce sens juridique de signature qui atteste l'authenticité d'un acte au XIVème.

Un notaire, par exemple, apposera son seing manuel sur le sceau, pour en renforcer l'authenticité.


seing, marque de notaire
(source)


apposer un seing (ici, sur la table)





Il est encore un dérivé de sīgnum qui correspond à un signal d'alarme...




Pour être précis, je dois vous dire qu'il s'agit d'un composé.

Et c'est le deuxième (et dernier) terme de ce composé qui est un magnifique dérivé de sīgnum.


pom pom pom...


Une idée ?


Allez, je vous donne un indice...


(oh, la voix de Fred Mella !)



Oui, vous avez trouvé ?





OUI ! Le... tocsin.

Le mot est un emprunt du XIVème à l'ancien provençal tocasenh, de même sens, qui est formé de...
  • toca, dérivé de tocar, qui signifiait toucher, heurter” - pensez à toccata, de l'italien toccare, toucher”, pièce pour instruments à clavier -, et ici, spécialement sonner les cloches”,
et d'un dérivé du latin sīgnum,
  • senh, cloche”. 

Senh, cloche
??

Eh oui. Encore une fois, c'est l'idée de signe, ou ici, plus précisément, de signal qu'il faut retenir. Ce n'est pas la cloche en tant que telle qui importe ici, mais le signal qu'elle doit transmettre.
Car le tocsin désigne très particulièrement le tintement d'une cloche servant... à donner l'alarme. Puis, par métonymie, la cloche en elle-même.



Encore un mot, et nous en resterons là pour ce dimanche.

Je suis fatigué, en manque d'inspiration, et j'ai besoin de sommeil...


Voici la définition la plus actuelle de ce vieux mot (attesté vers 1173 !), telle qu'Alain Rey nous la donne :
Couleur d'un rouge éclatant obtenue par un colorant tiré de la cochenille et utilisée en teinturerie.

Oui ?



Oui ! Écarlate.

Vous aurez reconnu ci-dessus un cliché tiré de la série La Servante écarlate, ou plutôt The Handmaid's Tale.


Écarlate !

Vous vous y attendiez, franchement ?

Écarlate (1168) descend du latin médiéval scarlatum / scarlata“drap ou étoffe écarlate, de couleurs éclatantes”.

Mais... ça, ce n'est que la fin de l'histoire... 

Ce scarlata médiéval était un emprunt au persan سقرلاط‎, saqirlāt, “étofffe d'écarlate...”,
lui-même emprunté à l'arabe siqlat.

Oui, mais le mot arabe n'était lui-même qu'un emprunt,
par l'intermédiaire du grec byzantin σιγιλλᾶτος, sigillâtos,
au bas latin sigillatus(en parlant d'une étoffe) orné de figurines”,
issu du latin classique sigillatus,
évidemment dérivé de sigillum, figurine”.

Non mais, ouf, quoi !

**********

racine proto-indo-européenne *sek-“couper
adjectif & nom indo-européen *sek(h)-no-“coupe, coupé
proto-italique *sekno-, “statue, signe
latin sīgnum, marque, signe...
diminutif
sigillum, “figurine, statuette
latin classique sigillatus, orné de figurines
bas latin sigillatus(en parlant d'une étoffe :) orné de figurines
emprunt
 grec byzantin σιγιλλᾶτος, sigillâtos
emprunt
arabe siqlat
emprunt
persan سقرلاط‎, saqirlāt, “étofffe d'écarlate...”
emprunt
latin médiéval scarlatum / scarlata“drap ou étoffe écarlate, de couleurs éclatantes”
emprunt
ancien français écarlate (1168)

**********


Et oui, scarlatine
- car JE SAIS que vous allez me poser la question -
est bien emprunté au latin scarlatina febris“fièvre écarlate”, mais... via l'anglais !
 
C'est en effet le médecin anglais Thomas Sydenham qui fut le premier à nommer définitivement cette pathologie, en 1676, scarlet fever (oui, bien : fièvre écarlate), pour la différencier de la rougeole.


Quant au charmant prénom féminin anglais Scarlett, il descend sans surprise de notre vieux français écarlate, et devait vraisemblablement désigner, au Moyen Âge, un négociant en écarlate.




Scarlett Johanson

Scarlett O'Hara,
immond·e pouritur·e de privilégié·e blanc·he souchien·ne racist·e,
sous les traits de Vivien Leigh,
 Gone with the Wind,1939





Passez un excellent dimanche, une très belle semaine.

À dimanche prochain ? 
Surtout, surtout, portez-vous bien.




Frédéric


******************************************
Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
******************************************

Et pour nous quitter en beauté...

un superbe pot-pourri indo-européen,
qui ne fait que prouver que dans la diversité réside la richesse.


Voici un morceau que l'argentin Astor Piazzolla composa en 1984 pour le film Henri IV, du réalisateur italien Marco Bellocchio,

Oblivion (oubli).

Interprété ici par - Halloween oblige - l'ensorcelante guitariste ukrainienne

Надя Косинская, Nadia Kossinskaja...



******************************************
Vous voulez être sûrs (sûrs, mais vraiment sûrs) de lire chaque article du dimanche indo-européen dès sa parution ? Hein, Hein ? Vous pouvez par exemple...
  • vous abonner par mail, en cliquant ici, en tapant votre adresse email et en cliquant sur “souscrire”. ET EN CONFIRMANT le lien qui vous arrivera par mail dans les 5 secs, et vraisemblablement parmi vos SPAMS (“indésirables”), ou
  • liker la page Facebook du dimanche indo-européen : https://www.facebook.com/indoeuropeen/
******************************************

Aucun commentaire: