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dimanche 20 novembre 2022

τοὺς δὲ ἰδὼν ἐλέησε Κρόνου πάϊς ἀγκυλομήτεω




τοὺς δὲ ἰδὼν ἐλέησε Κρόνου πάϊς ἀγκυλομήτεω,
Ἥρην δὲ προσέειπε κασιγνήτην ἄλοχόν τε·
ὤ μοι ἐγών, ὅ τέ μοι Σαρπηδόνα φίλτατον ἀνδρῶν
μοῖρ᾽ ὑπὸ Πατρόκλοιο Μενοιτιάδαο δαμῆναι.
διχθὰ δέ μοι κραδίη μέμονε φρεσὶν ὁρμαίνοντι,
ἤ μιν ζωὸν ἐόντα μάχης ἄπο δακρυοέσσης
θείω ἀναρπάξας Λυκίης ἐν πίονι δήμῳ,
ἦ ἤδη ὑπὸ χερσὶ Μενοιτιάδαο δαμάσσω.


À les voir le fils de Kronos à la pensée torve prit pitié,
et il s'adressa à Héra, sa sœur et épouse :
Malheur à moi, quand, Sarpédon le plus cher à mes yeux parmi les
hommes
a pour destin d'être dompté par Patrocle, fils de Ménétios.
Mon cœur, plein de rage, est divisé, et mon esprit délibère :
vais-je, encore vivant, du combat larmoyant,
l'arracher, pour le déposer dans le gras pays de Lycie
Ou déjà le dompter par la main du fils de Ménétios ?

L’Iliade, chant XVI 431-438 




Chers lecteurs, bonjour.

Avis à la population !
Grrrrande nouveauté avec cet article :

Je ne vous retracerai plus en début d'article, comme j'en avais la fâcheuse habitude, le fastidieux parcours de la racine étudiée - « Et si on faisait le point, gnagna gnagnagna... », mais vous pourrez le trouver dans un article particulier qui y sera - la maison ne reculant devant aucun sacrifice - entièrement dédié, et qui s'étoffera au fur et à mesure de nos découvertes.
Il y aura ainsi, soyons clair, un de ces articles par racine étudiée.


La racine du moment ?


*men-« penser ».


Je vous en f**trai, moi, du
« penser le vivant»,
espèces de doigts-en-forme-de cœur-istes.






Et l'article de résumé consacré à ladite racine ?



Puisque, la semaine dernière, nous avons abordé les (possibles) dérivés de notre délicieuse *men-« penser », dans les langues anatoliennes, nous passerons aujourd'hui à ses dérivés dans les langues... helléniques.

(voir ici)


Pour nous prêter main-forte, j'ai fait appel à deux monstres sacrés,
  • Pierre Chantraine, avec son Dictionnaire étymologique de la langue grecque,

et
  • Robert Beekes, avec son Etymological Dictionary of Greek.



De notre racine indo-européenne *men-« penser », nous retrouvons une série impressionnante de dérivés en grec ancien.

Je vous en propose ici une première salve.


Commençons donc par...
  • l'archaïque parfait μέμονα, mémona« avoir en tête, penser fortement à », d'où « avoir l'intention de, vouloir, désirer... », ainsi qu' « être plein d'ardeur, de courage... ».




Et oui, c'est bien μέμονα, mémona que vous retrouvez sous la forme μέμονε dans cet extrait de l'Iliade en exergue (μοι κραδίη μέμονε pour mon cœur plein de rage).


De la même famille, citons à présent un nom :
  • μένος, ménos, qui désignera non pas vraiment la pensée,
laquelle pourrait dénoter une certaine passivité,
 
mais bien l'esprit, celui qui anime le corps, ce principe actif qui désignera, dans la foulée du champ sémantique de son pendant verbal μέμονα, mémona, l'intention, la volonté, le courage, la force (qui anime les membres ; la vigueur, la puissance), l'ardeur au combat, voire la violence, ou même... la passion. 
 
Ou carrément la fureur telle qu'exprimée ci-dessus par le Capitaine Haddock (mais il y a franchement de quoi).


Sur μένος, ménos, se sont construits quelques beaux dérivés.
Pour l'heure, je vous en donne déjà un premier :
  • le nom propre Μενοίτιος, Menoítios, de (forcément) μένος, ménos, ici au sens de « puissance, force, volonté » +‎ οἶτος, oîtos« destin » +‎ le suffixe adjectival -ῐος, -ios.

L'orgueilleux Titan Ménétios (ou Ménœtios), frère de Prométhée, Épiméthée et Atlas, fut foudroyé par Zeus « pour châtier sa méchanceté et son audace sans mesure ».

Comme quoi, un prénom, ça peut marquer une personnalité...



Mais l'Argonaute Ménétios, fils d'Actor, est aussi le père de Patrocle.
Oui oui, c'est encore lui qui est cité en exergue.

Ne confondons pas : l'Argonaute n'est pas celui qui explore l'argot, et par conséquent l'oralité du langage de la rue, comme le fait si bien Aya Nakamura selon ces espèces de journalistes de la RTBF dans l'émission Entrez sans frapper (où le plus dur, c'est précisément de ne pas frapper). https://www.rtbf.be/article/djadja-de-aya-nakamura-une-chanson-sur-l-empowerment-des-filles-aujourd-hui-10156859


Et puis, je ne résiste pas, en guise de viatique, à vous livrer un de ces composés de derrière les fagots, qui raconte à lui tout seul les liens qui existent entre ces vénérables langues que sont le grec ancien, le sanskrit ou l'avestique...

Je pense à l'adjectif δυσμενής, dusmenḗs« hostile, animé de mauvaises intentions... », ou, substantivé, « ennemi... », qui pourrait n'être que la formulation en grec ancien d'un vieux mot proto-indo-européen construit sur *dus-« mauvais » +‎ *ménes-« esprit, pensée... » +‎ le suffixe *-s, permettant de substantiver des racines.

Admirez, amis, comme une forme identique se retrouve...
  • en sanskrit : दुर्मनास्, durmanā́s, au sens de « triste, mélancolique »,
  • en avestique : 𐬛𐬎𐬱𐬨𐬀𐬥𐬀𐬵, dušmanah,
ou même (soyons fous)
  • en moyen perse manichéen : 𐫅𐫇𐫢𐫖𐫏𐫗, dwšmyn‎ (/dušmen/).




C'est toujours cette même forme que vous pourrez toujours entendre prononcer... 
  • en tadjik, où душман, dušman désigne l'ennemi (en l'occurence, le Taliban),
ou - soyons fous -
  • en baloutchi, avec دژمن, dužman« ennemi  »...
Elle fut même empruntée, depuis les langues iraniennes, en arménien
  • Avec թշնամի, tʿšnami« ennemi  ».
Թշնամուս թշնամին իմ դաշնակիցը չէ։, Tʿšnamus tʿšnamin im dašnakicʿə čʿē. : L'ennemi de mon ennemi n'est pas mon ami (litt. mon allié).

(J'aurais tant aimé pouvoir citer ici le latin demens, -tis, qui nous donnera dément, mais sa construction est toute autre, son de- initial n'étant que le préfixe de- correspondant au manque, à un mouvement de séparation ; être dément, c'est être privé de sa tête, de ses pensées...)


La suite, qui risque de vous étonner, ce sera pour dimanche prochain.



À vous tous, un excellent dimanche, et une très bonne semaine.
Portez-vous bien.




Frédéric






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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)

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Et pour nous quitter…

voici le très justement célèbre

Agnus Dei de Samuel Barber,

divinement interprété, de concert, par les remarquables

Voktett Hannover & VOCES8.


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article suivant : Ô Dieux ! ô justes Dieux ! donnez-nous du secours ; Les Vents, les Mers, le Ciel, tout menace nos jours !

3 commentaires:

Guy a dit…

Fameux !

Frédéric Blondieau a dit…

Merci Guy ! :-D

Unknown a dit…

Génial comme toujours, Frédéric! En turc ottoman c'est presque le meme mot - dušman - et les bulgares - autrefois sujets de l'empire - ont emprunté ce mot dans leur propre langue - душманин (dušmanin) - ce qui signifie ennemi! Bon courage. J'attends avec intéret les prochaines publications.