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dimanche 13 novembre 2022

Les gens exigent la liberté d'expression pour compenser la liberté de pensée qu'ils préfèrent éviter. - Søren Kierkegaard






« La pensée est plus qu'un droit, c'est le souffle même de l'homme. 
Qui entrave la pensée, attente à l'homme même. »


Victor Hugo


Victor Hugo,
Besançon le 26 février 1802 - Paris le 22 mai 1885.





Chers lecteurs, bonjour.

Avant tout, je voudrais revenir sur la chronologie des langues indo-européennes que je vous avais proposée dans cet article du 17 juillet dernier, Non à l'invisibilisation des grandes étapes de l'évolution des langues !

Pour mieux structurer le fil des articles, j'étais parti sur l'idée d'y citer les langues indo-européennes en fonction de leur départ du tronc commun (syndical ou pas) qu'est le proto-indo-européen.

Et ça donnait...
  1. les langues anatoliennes, dont le hittite, vers -4200 (avant notre ère),
  2. les langues dites tokhariennes, vers -3700,
  3. les langues germaniques, vers -3300,
  4. les langues italiques et celtiques, vers -3000,
  5. l'arménien, vers -2800,
  6. les langues balto-slaves, vers -2800,
  7. les langues helléniques et l'albanais, vers -2500,
  8. les langues indo-iraniennes, vers -2200.

C'est assez classe, me direz-vous, mais voilà : même si historiquement, cela a du sens, linguistiquement, ça ne nous aide pas vraiment. D'autant, par exemple
- c'est du vécu-,
que nous pouvons trouver des dérivés tokhariens (en deuxième position dans cette chronologie) faisant référence à des textes bouddhistes, alors que selon cette même chronologie, les langues indo-iraniennes devraient être traitées en dernier lieu.

De même, parler d'un mot latin (numéro 4) calqué du grec ancien avant même d'en avoir mentionné l'original en grec ancien (numéro 7) ne rend pas correctement la réalité linguistique historique des emprunts.

Voilà donc pourquoi je revois ma copie, et vous propose désormais
(en attendant mieux ; l'homme est perfectible)
une autre chronologie, mieux adaptée à notre propos, et qui tient compte plutôt du moment où l'on situe l'apparition attestée des groupes de langues issues du proto-indo-européen.

Nous nous situons avec cette méthode non plus lors de la scission des grands groupes d'avec le proto-indo-européen, mais bien après, au moment où leurs proto-langues respectives, théoriquement reconstruites, se sont muées en langues attestées.


Proto-indo-européen
scission en groupes de langues
chaque groupe développe sa proto-langue (proto-celtique, proto-germanique...)
les langues historiques émanent de leur proto-langue théorique


Cette chronologie se fonde donc essentiellement sur les traces écrites qu'ont laissé ces langues (même si l'on peut évidemment supposer qu'avant d'être écrites, elles étaient parlées, et peut-être depuis bien, bien plus longtemps).


Je m'inspire de la chronologie proposée dans un de ses cours par l'excellent Tijmen Pronk, de l'Université de Leiden.

Tijmen Pronk


Voici donc cette nouvelle proposition de chronologie : 






Je précise encore que par souci de simplification, je considère qu'un groupe linguistique apparaît avec la première de ses langues
- ce qui peut poser des problèmes concrets, comme dans les langues celtiques, où le lépontique est déjà attesté en -400, mais où le gaulois ne l'est qu'en -200, et le vieil irlandais six siècles plus tard, en 400 ; mais on fera avec -,
et j'arrondis arbitrairement et unilatéralement les dates parfois au demi-siècle, parfois même au siècle (soyons fous).



Et pour étrenner cette chronologie flambant neuve, je vous propose une racine proto-indo-européenne qui va nous faire voyager en grec ancien, en indo-iranien, dans les langues celtiques et italiques, dans les langues germaniques aussi...

Cette racine, c'est tout simplement...


*men-« penser ».



La retrouverions-nous dans les langues anatoliennes ?

dont... le hittite

... et le louvite


La réponse sera, disons... mitigée.

Dans son impressionnant Etymological Dictionary of the Hittite Inherited Lexicon,


Alwin Kloekhorst


mentionne bien l'entrée mēni-, mēna-« visage, joue ».


Ah oui, 'faut qu' je vous dise : le hittite était une langue remarquablement inclusive, possédant deux genres, dont l'un, le genre commun, s'appliquait tant au masculin qu'au féminin.
L'autre, c'était le genre neutre (qui, je le suppose, s'appliquait aux transgenres, aux non-binaires, aux goélands et autres non-visibilisés).



Cette forme mēni- était un neutre, alors que mēna- était de genre commun.


Alors, OUI, je sais, le lien n'est pas des plus limpide, entre « visage, joue » et « penser ». 

Cependant, l'éminente linguiste allemande Elizabeth Rieken


l'explique de la sorte :
le mot mēni/a- serait un cognat du verbe louvite cunéiforme manā, « voir, regarder »


manā, à ne surtout pas confondre avec la forme dupliquée manā manā



Pour vous en donner une idée en écriture cunéiforme, le voici ci-dessous conjugué au présent, à la troisième personne du singulier, ce qui donne : ma-na-a-ti /manāti :

𒈠𒈾𒀀𒋾.

Et Elizabeth Rieken fait descendre ce manā de notre racine *men-, dont le champ sémantique pourrait être étendu, de « penser », à « percevoir », « prêter attention à, s'inquiéter de »

Le visage, comme je le comprends, serait ainsi en louvite l'élément que l'on voit. Auquel on prête attention.

Si ça vous choque, je vous rappellerai quand même que notre français visage descend du latin visus« action, faculté de voir ; ce qu'on voit... », et désignait en ancien français le sens de la vue, puis le champ visuel.

Et toc.

Mais bon, on ne va pas s'entredéchirer là-dessus, car Alwin Kloekhorst lui-même ne semble pas totalement convaincu par cette étymologie.

Il n'en avance aucune autre de son cru, mais cite cependant l'américain Craig Melchert
qui suggère, lui, un lien entre le louvite manā, « voir, regarder », et le latin mentum« menton », ce qui le ferait descendre d'une racine indo-européenne certes formellement identique à notre *men-, mais au sens de « être saillant... ».


Donc, voilà voilà. À vous de choisir. 




Personnellement, je vous avoue beaucoup apprécier cette étymologie qui rapproche le hittite mēni-, mēna-« visage, joue »,
via le louvite cunéiforme manā, « voir, regarder »,
de *men-.


Sachez qu'il y a encore quelques mots anatoliens qui, par leur forme et leur sens, pourraient prétendre à la descendance de *men-, comme...
  • le hittite man« optatif, irréaliste... »,
  • le louvite hiéroglyphique mana-« regarder... »,
  • le louvite cunéiforme mamana-« observer... »,
ou
  • son pendant en louvite hiéroglyphique mamana-, « regarder... »,
tous ces dérivés étant repris sur la page du formidable Proto-Indo-European Lexicon de l'université d'Helsinki (http://pielexicon.hum.helsinki.fi/).



du hittite man à hitman, il n'y a qu'un pas.
Décidément, la linguistique comparative mène à tout




À vous tous, un excellent dimanche, et une très bonne semaine.
Portez-vous bien.




Frédéric






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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)

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Et pour nous quitter…

les musiciens du quatuor britannique Swing from Paris

rendent un merveilleux hommage, à leur façon, à

La mer, de Trenet,

l'un des plus beaux anatoles qui aient jamais été composés...



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article suivant : τοὺς δὲ ἰδὼν ἐλέησε Κρόνου πάϊς ἀγκυλομήτεω

2 commentaires:

Jean Lhuillery a dit…

Hihihihi, les goélands ! Merci pour la nouvelle proposition de chronologie, entre autres, plus sérieusement...

Frédéric Blondieau a dit…

:-D
Merci, Jean !!