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dimanche 6 novembre 2022

Et si on entrait, qu'on puisse s'asseoir et manger un sandwich maison ? - Edmund Hillary à Tenzing Norgay, devant l'Everest Irish Pub, Katmandou, 1958

   



« Le projet a aidé, de manière concrète, à promouvoir le dialogue et la coopération entre tous les acteurs clefs », a déclaré Michele Manca di Nissa, la déléguée adjointe de l’UNHCR au Népal. « Dans certains districts, il a constitué la première occasion pour les dirigeants des anciennes factions opposées de s’asseoir à une même table et de discuter des problèmes des déplacés », a-t-elle ajouté.


Extrait d'un reportage de l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés du 28 décembre 2007,




Edmund Hillary et Tenzing Norgay


L'Everest Irish Pub de Katmandou.
Si si, il existe vraiment,
et il est vraisemblablement le plus haut pub irlandais du monde.





Chers lecteurs, bonjour.


Aujourd'hui, nous clôturerons l'étude que nous avons consacrée aux dérivés de cette prolifique racine indo-européenne qu'est...


... *ueiḱ-« l'endroit où l'on s'installe… ».




Nous avons découvert cette racine le 24 juillet, avec
  • le tokharien B īke, pour « lieu, endroit ; position ». 
Nous en avions même repris quelques attestations, comme :
  • snaice tallānt ikemem, « depuis un lieu pauvre, misérable »,
  • sañ mäskelye yakene, « à l'endroit qui lui était assigné »,
  • sle-tassäntse ikene« en lieu et place du commandant de la montagne », 
ou encore
  • tumem c[ai] brāhmani tot ike-postäm̥ ynemane Aran̥emiñ lānte yapoyne kamem̥, « alors, ces brahmanes, se déplaçant de lieu en lieu (ike-postäm̥), arrivèrent au royaume du Roi Aranemin ».


Le 31 juillet, nous avons débusqué,

dans les langues germaniques, cette fois,

le gotique 𐍅𐌴𐌹𐌷𐍃, weihs, « village ».


le 7 août, nous abordions les dérivés de *ueiḱ- dans les langues… italiques :
  • l'ombrien, vocu-cum« maison»,
  • le latin vīcus« rue ; quartier, voisinage ; bloc de maisons ; village, hameau » voire « bien, domaine, propriété foncière… »,
d'où
  • vīcātim« de rue en rue, de quartier en quartier »,
  • vīcīnus« voisin, voisinage »,
  • vīcīnitās« proximité, voisinage »,
  • vīlla, « maison de campagne, exploitation agricole, ferme… »,
  • vīlicus, « fermier, gestionnaire de la ferme »,
  • vīlica, « femme du fermier ».


Le 14 août, nous sommes partis du latin vīcus pour en examiner la descendance :
  • le français vicinal,
  • le français voisin,
  • les toponymes français vic, vicqvicquesvix,
  • l'espagnol Vigo,
  • le catalan Vic,
  • peut-être le -vic de Volvic,
  • l'italien vico« village, hameau ; district ; allée, chemin, ruelle… »,
en y mentionnant également quelques emprunts en germanique :
  • l'anglais dialectal du sud est (East Anglia et Essexwick« ferme », spécialement « ferme dédiée à l'élevage laitier »,
  • les suffixes toponymiques anglais -wick et -wich,
  • l'anglais désuet ou dialectal wike, « maison, logis »,le vieux frison wik, « village... »,
  • le vieux saxon wīk, « village, habitation... », d'où Brunswick,
  • le néerlandais wijk, « voisinage, district », utilisé notamment comme suffixe dans Graswijk ou Noordwijk...,
  • le vieux haut allemand wīh, « village », d'où le moyen haut allemand wīch, qui, repris du moyen bas allemand wîkbelde, donnera wīchbilde, d'où l'allemand Weichbild d'emploi littéraire ou daté, « zone urbaine », auquel on préfère maintenant le très germanique Stadtgebiet,
  • le vieux norois vík, dont le sens est passé de « village » à « bras de rivière, crique, fjord ».


Le 21 août, nous nous sommes arrêtés sur l'étymologie de
  • l'anglais York, dérivé de l'anglo-saxon Eofer-wīċ.


Le 28 août, il fut question de l'étymologie de nos français
  • ville
et
  • village.


Le 4 septembre, nous avons encore épinglé quelques beaux mots français à notre liste de dérivés :
  • villette,
  • villégiature, emprunt à l'italien villeggiatura, « séjour à la campagne »,
  • villa, emprunt (calque) de l'italien villa,
  • villanelle, emprunt à l'italien villanella
  • vilain, issu du bas latin villanus, « habitant de la campagne ».


Le 11 septembre, nous nous sommes arrêtés sur...
  • le nom propre français Villers, emprunt au latin vīlla, « ferme… », via l'adjectif latin villāris, « de ferme ; relatif à la ferme, à la maison de campagne »,
ainsi que sur...
  • son équivalent germanique, l'allemand Weiler« hameau », que l'on retrouve également en suffixe, sous les formes  -weiler et -wil.

Le 18 septembre, nous avons parcouru une série de mots des langues celtiques insulaires empruntés au latin vīcus :

dans les langues gaéliques
  • le vieil irlandais fich, « village (de campagne) ; ferme district rural ; étendue de terre », 
dans les langues brittoniques,
  • le breton gwig, « village (de campagne) » (parfois retranscrit Gwik ou Gui),
  • le gallois gwig, « village (de campagne) ; rue, bois »,
  • le cornique gwig « village ; village de la forêt », devenu également nom propre (Gwig, anglicisé en Gweek).


Le 25 septembre, nous nous penchions sur la descendance slave de notre racine, avec (notamment)…
  • le vieux slavon d'église вьсь, vĭsĭ, « village »,
  • le russe весь, viesʹ, rare et daté, remplacé aujourd'hui par дере́вня, diriévnja« petit village, hameau », ou alors село́, siló, toujours « village », mais quand il s'agit d'un village de plus grande importance (весь, viesʹ, apparaît encore dans des expressions figéescomme города́ и ве́си, garadá i viési, pour « villes et villages »),
  • le vieux tchèque vesdont sera issu le tchèque ves« village »,
  • le slovaque ves, toujours « village », également présent en tant qu'élément toponymique nommant un village ou une petite ville, comme dans Slovenská VesKarlova VesDevínska Nová VesSpišská Nová Ves...,
  • le vieux polonais wieś, dont sera issu le polonais wieś, « village », mais employé aussi pour désigner « le pays » au sens de zone rurale, par opposition à la ville,
  • le silésien wieś« village... »,
  • le bas-sorabe wjas« village... »,
  • le haut-sorabe wjes« village... »,
  • le bulgare вес, ves, désignant notamment, dans le lexique historique, un hameau (ou un petit campement) qui ne possédait pas l'infrastructure nécessaire pour pouvoir être qualifié de village, et ce avant 1396, année funeste qui marque l'invasion ottomane, correspondant à l'une des plus sombres périodes de l'histoire bulgare,

ou

  • le serbo-croate vas, ves« village ».
Plus de 20 villes et villages ont été repris en 24 heures, selon Kiev. - L'Echo, 12 septembre 2022


Le 2 octobre, nous avons mis en évidence la similitude formelle de mots composés tels que...

  • le lituanien viēšpats« seigneur », et son pendant féminin viēšpati, « reine, maîtresse, dame... »,
  • le vieux prussien waispattin, « maîtresse de maison, dame »,
  • les albanais zot« seigneur » et zonjë, « dame », zot descendant du proto-albanais *w(i)tspáti et zonjë du proto-albanais *w(i)itspátnjā,
  • le sanskrit विश्पति, viśpáti« chef d'un village ou d'une tribu », ainsi que son pendant féminin विश्पत्नी, viśpátnī,
  • l'avestique 𐬬𐬍𐬯𐬞𐬀𐬌𐬙𐬌, vīspaiti« chef d'un district, d'un clan ou d'une maison»,
  • le vieux perse de même sens 𐎻𐎰𐎳𐎫, *viθfáti,
  • le tokharien A wikpots« chef de clan ». 


Le 9 octobre, nous entamions l'étude des dérivés de notre *ueiḱ- dans les langues helléniques, avec...
  • l'attique οἶκος, oîkos, « maison, lieu de séjour de toute nature, pièce, chambre, maisonnée, le pays où l'on est né... »,
  • le dorien ϝοῖκος, woîkos,
  • le mycénien 𐀺𐀒, wo-i-ko-de, « de retour (chez soi, à la maison) ».
Nous avions également mentionné
  • le composé grec ancien οἰκονομία, oikonomía, « gestion de la maison », qui nous donnera économie,
ainsi que
  •  le verbe composé οἰκοδεσποτέω, oikodespoteó, « gouverner la maison, présider aux affaires familiales, être le maître de maison... ». 


Le 16 octobre, nous avons traité de quelques mots français dérivés d'une façon ou d'une autre du grec ancien οἶκος, oîkos, « maison, lieu de séjour de toute nature, pièce, chambre, maisonnée, le pays où l'on est né... » :

  • écologie, francisation de la création allemande Ökologie,
  • monoïque, désignant une espèce dont les fleurs unisexuées mâles et femelles sont portées par le même pied,
  • dioïque, désignant des plantes ayant les fleurs mâles et les fleurs femelles sur des pieds différents,
  • euryèce, du grec ancien εὐρύς, eurus, « large », et οἶκος, oikos, « lieu d'habitation »,  caractérisant une espèce ayant une grande valence écologique,
  •  synœcisme, emprunt savant au grec ancien συνοικισμός, sunoikismós, littéralement communauté de maisons,
  • œcuménique, littéralement « universel », d'où « général », et qui, dans un sens spécialisé, exprime en religion l'idée de « qui concerne ou rassemble tous les croyants de confession chrétienne »,
  • diocèse, lointain dérivé de δῐοίκησῐς, dioíkēsis.

Une texture onctueuse et crémeuse combinée avec de délicieux ingrédients pour un goût unique :

 

Le 23 octobre, nous avons encore traité de deux mots anciens grecs parvenus jusqu'à nous :

  • πάροικος, paroikos, proprement « celui qui habite à côté, voisin ; « celui qui séjourne (quelque part) », notamment à l'origine du français paroisse, de l'italien parroco, « curé», de l'espagnol párroco, « curé», des anglais parish, « paroisse » et parochial« paroissial »,

et

  • μέτοικος, métoikos, « celui qui a changé (ou change) de résidence », à l'origine de notre français métèque.
Πάροικος καὶ παρεπίδημος ἐγώ εἰμι μεθ ὑμῶν


 Le 30 octobre, nous avons débuté l'étude des dérivés indo-iraniens de notre racine, avec...
  • le sanskrit वेश्, veś« s'asseoir, s'installer, entrer dans... »,
  • le sanskrit विश्, víś, qui peut désigner tant le village ou la maison que la communauté, la tribu,
et
  • le sanskrit वेश, veśa, qui peut désigner, selon le contexte, celui qui s'installe, le voisin, la maison, mais aussi la maison close.

°°°°°°°°°°°°


Amis lecteurs,



Nous terminons donc aujourd'hui l'article commencé la semaine dernière.
Et cet article sera aussi
- et surtout -
le dernier consacré à cette fascinante racine indo-européenne *ueiḱ-« l'endroit où l'on s'installe… », qui nous occupe tous les dimanches depuis le 24 juillet.




Vous êtes bien assis ? Alors..., allons-y !




Nous en étions restés, la semaine dernière, à quelques jolis mots sanskrits...
Reprenons là où nous nous étions quittés...


Construit sur le même radical que वेश्, veś, « s'asseoir, s'installer, entrer dans... », notons...
  • le verbe sanskrit विशति, viśáti, tout simplement... « entrer dans... ».
Mais plus intéressant sera son composé... 
  • उपविशति, upaviśati, où vous retrouvez le préfixe उप-, upa-, «sous, en-dessous... », qui descend de l'indo-européen *(h1)upo-«vers le haut, d'en-dessous... », celui-là même qui donnera le latin sub, su(b)s, « sous, en-dessous, du dessous... ».
    उपविशति , upaviśati, peut se traduire par « s'asseoir, s'installer, prendre un siège... ».
prendre un siège, prendre un siège, c'est vite dit

En seront notamment issus...
  • le prâkrit (disons que le prâkrit est au sanskrit ce que le latin vulgaire est au latin classique) 𑀉𑀯𑀯𑀺𑀲𑀇, uvavisaï« s'asseoir... »,
  • le népalais बस्नु, basnu« s'asseoir... », ce qui vous permet enfin d'apprécier la présence de cet extrait de texte en exergue
- Uuh ?
- Mais oui, OH !, on y parle de s'asseoir, au Népal...


Bon, ça va, j'ai compris, n'en rajoutez pas.
Allez trouver, vous, un texte d'intro pour un article pareil !


voire
- soyons fous -
  • l'odia (ou oriya, l'une des langues officielles de l'Inde, parlée dans l'État de l'Odisha, bordé par le Golfe du Bengale) ବସିବା, bôsiba, toujours... « s'asseoir... ».



s'asseoir dans l'État de l'Odisha



Mais bon, c'est bien joli, tout ça, mais y'a pas qu' le sanskrit, dans la vie.

Car nous pouvons encore mentionner quelques beaux cognats de notre décidément si riche *ueiḱ- dans d'autres langues indo-iraniennes... 

Et pas des moindres.


Ainsi, nous pourrions citer...
  • l'avestique 𐬬𐬍𐬯‎, vīs« entrer... »,
ou même
  • l'avestique 𐬬𐬍𐬯𐬇𐬧𐬙𐬉‎, vīsə̄ṇtē, parfait cognat (tant sémantiquement que formellement) du sanskrit विशति, viśáti, «entrer dans... ».

Tant qu'à faire, nous pourrions mentionner...
  • l'avestique vaēsma, « maison, village... »,
  • le moyen perse (ou mieux : le pèhlevîwys'y-« entrer, entrer dans... »,


ou même
  • le moyen sogdien (je l'aime bien aussi, celui-là, même s'il ne pourra jamais remplacer le moyen gallois dans mon cœur) 'nwysn't, « introduire, initier... ».


Mais, dites-moi... connaissez-vous l'ormuri ? (Soyez francs ; je ne vous en voudrai pas.)
Il s'agit d'une langue iranienne parlée notamment dans l'agglomération de Kaniguram,

Kaniguram, toponyme signifiant littéralement
boîte (ram) d'aliments pour chiens (kanigu)

dans le district du Waziristan

- merci de m'épargner les sempiternels « ...ah ouais, et quand on touche le Waziristan » -
dans le sud du Pakistan.

Eh bien, chers lecteurs, en ormuri, entrer peut se dire « wis-».
entrer (en voiture) au Waziristan


Et ne parlons pas du...
  • vieux perse viθ-« résidence »,
coquette résidence perse

du
  • khotanais bäsä-, « maison »
ruines de ce qui avait dû être une maison, au Khotan
(l'un des incroyables clichés de l'expédition de Sir Aurel Stein, 1900-1901)

 

(le khotanais est cette langue moyenne iranienne dont nous avons déjà fait mention de-ci de-là, géographiquement proche du tokharien, que parlaient les Sakas au VIIème siècle, là-bas dans les royaumes de Khotan, de Kashgar et de Tumushuke, dans le bassin du Tarim, au sud de l'actuel Xinjiang),
du
  • parachi yus-, yos, « maison »
(le parachi est une langue iranienne parlée dans certaines zones orientales de l'Afghanistan, surtout dans le district de Nijrab, au nord-est de Kaboul.),
d'une pierre, deux coups :
le parachi en 12,
l'ormuri en 13

ni du

  • baloutchi gis, « maison, maisonnée »
(le baloutchi se parlant, comme par hasard, au... baloutchistan).



Amis lecteurs, nous voilà arrivés à la fin de notre grand voyage.

Oui, il existe des liens étroits entre votre sandwich, votre villale tokharien B īke« lieu, endroit ; position », le tchèque ves« village », l'anglais York, le grec ancien οἶκος, oîkos, « maison, lieu de séjour de toute nature, pièce, chambre, maisonnée, patrie... », la paroisse et le métèque, le sanskrit वेश्, veś, « s'asseoir, s'installer, entrer dans... », et même le baloutchi gis, « maison, maisonnée ».

L'auriez-vous imaginé ?

Oui, c'est ça aussi, la linguistique comparée et historique, qui nous permet de remonter le temps et de réunir tous ces mots, de toutes ces langues, qui, de prime abord, n'ont strictement rien à voir les uns avec les autres.


Et puis, et puis

- ce sera le bouquet final,


 mon cadeau à vous tous,

 

grands malades ou pas, qui me lisez -

il est encore un mot particulier qui pourrait bien provenir de notre chère racine *ueiḱ-...


Vous rappelez-vous la descendance germanique, par emprunts, du latin vīcus ?


Je vous avais mentionné dans un article précédent le vieux norois vík, dont le sens est passé de « village » à « bras de rivière, crique, fjord ».

OUIIIII !!

C'est de vík que dérive le vieux norois vīkingr, pour « qui fréquente les criques, les bras de rivières ».

En français, évidemment, viking.


Difficile de ne pas envahir, pour un Viking.


À tous, un excellent dimanche, et une très bonne semaine.
Portez-vous bien.




Frédéric






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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)

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Et pour nous quitter…

un magnifique mais peu connu motet à six voix du compositeur espagnol

Alonso Lobo, 1555 - 1617,

qu'il composa à l'occasion de la mort du roi d'Espagne Philippe II

(peut-être était-ce pour s'en réjouir ? Ce qui est certain, c'est qu'il n'a pas laissé d'excellents souvenirs par ici...).

Voici donc

Versa est in luctum,

par l'ensemble

Tenebrae,

sous la direction magistrale de

Nigel Short.


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