- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 10 février 2013

Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?


article précédent : Quand les hommes vivront d'amour



Sœur Anne, vous l'aurez reconnue, c'est celle qui ne voit rien que le soleil qui poudroie et l'herbe qui verdoie  - à propos d'herbe, je ne sais pas ce qu'elle prenait, mais ça devait être de la bonne.

Il s'agit de la jeune soeur de la nouvelle épouse de Barbe Bleue (ou plus correctement de La Barbe bleue) de Charles Perrault, paru avec Les Contes de ma mère l'Oye en 1697.
Ca ne nous rajeunit pas.


Elle dévisagea sa soeur, puis la dépoitrina et enfin la déjamba.
Raymond Queneau, Le Dimanche de la vie



La Barbe Bleue s'apprêtant à trancher le cou de la soeur
d'Anne.  (Avant de s'emparer de la peau d'Anne)
Ah non, je confonds.


En proto-indo-européen, la racine *s(w)e- était un pronom réfléchi à la troisième personne, se référant au sujet de la phrase.
Simple: nous lui devons le "soi" français, ou le "self" anglais.

Quant à la racine proto-indo-européenne *esōr-, elle désignait la femme (l'être humain de sexe féminin, pas l'épouse).



Oh, mais vous êtes là !

Bonjour à toutes et tous !

Où j'en étais, moi ??

Ah oui, voilà !



Nous connaissions déjà les racines proto-indo-européennes *dhē- et *genǝ-, l'une à l'origine de "femme" en tant que celle qui allaite et l'autre, source des mots en gyné-, se focalisant plutôt sur le rôle de procréatrice de la femme.

*esōr-, c'était la femme en tant que ... femme !


La relation entre *s(w)e- et *esōr- ?
Eh bien on suppose que la racine proto-indo-européenne *swesor- est, à l'origine, un composé de *s(w)e- et de *esōr-.

Sa signification? Soeur !

Soeur Emmanuelle (la vraie, l'originale, pas celle de
Soeur Emmanuelle IV)

Sir Laurence Olivier

- Oui, on continue notre grand sujet sur les mots désignant les membres de la famille. Nous avions vu frère la semaine dernièresoeur me paraît plus qu'à sa place pour ce nouveau dimanche… -

Et l'on peut comprendre le composé *s(w)e- *esōr- comme désignant "une femme de chez soi".
Entendez une femme du même sang, du même clan, de la même famille.

Cela est particulièrement important dans une société exogame comme l'était la société indo-européenne, où la règle matrimoniale imposait de chercher un conjoint à l'extérieur de son groupe social.

La notion de soeur - si tant est que cette hypothèse est exacte, que donc *swesor- est bien un composé de *s(w)e- et de *esōr- - ne portait donc pas vraiment sur la relation des enfants entre eux, mais bien sur l'interdiction du mariage entre frères et soeurs.

Les relations frère-soeur ne sont pas démesurément
exogames, dans Hotel New Hampshire, de
John Irving


Quoi qu'il en soit, la racine *swesor- s'est déclinée dans le latin soror (soeur).
De soror découle l’ancien mot français sor / suer au cas sujet et seror au cas régime (issu de sorōrem, l'accusatif de soror).
De ces deux versions du mot, c'est le cas sujet qui l'a emporté, en raison de son utilisation fréquente au vocatif.
Et donc, notre français moderne soeur descend de sor / suer.

On retrouve la même construction dans d'autres langues romanes.
Ainsi, en occitan, nous trouvons: sòr, en italien: sorella, ou en roumain : sora


Notre racine composée proto-indo-européenne,
cette fois munie de sa deuxième partie *sor- au degré zéro, ...
[donc sans la voyelle pivot, encore appelée la voyelle d'ablaut - ici le o - ou encore, si vous préférez, sous une forme non-syllabique
... pour devenir ainsi *swesr-, a donné le proto-germanique *swestar (ou *swestēr selon les écoles), à la base de tous ces mots désignant la soeur dans les langues germaniques, comme l'anglais sister, l'allemand Schwester, le néerlandais zuster, ou - allez, encore un - le norvégien søster.

Oui, comme frère et brother, soeur et sister proviennent d'une même racine proto-indo-européenne.

Mais n'allez surtout pas croire que la racine *swesor- n'a ensemencé que les langues romanes et germaniques !!

Oh que non !

Disons-le carrément, la décidément très populaire racine proto-indo-européenne *swesor- se retrouve en fait dans pratiquement toutes les familles de langues indo-européennes !

On la reconnaît dans le sanskrit स्वसर svasar-, l'avestique shanhar-, le lithuanien sesuo, le vieux slavon d'église sestra - d'où dérive par exemple le russe сестра ("sistra"), le vieil irlandais siur, le gallois chwaer (vous voulez un tuyau sur la prononciation du gallois: le gallois ne se prononce JAMAIS comme il s'écrit),  le persan خواهر (ḫwāhar)… Et dans bien d'autres langues…

Persan

Bon dimanche, ...

- Hé là coco, tu vas pas t'en tirer comme ça !
Tu nous sors que *esōr- veut dire femme, et puis soeur dans un soi-disant composé...
Mais à part ça, AUCUNE trace de cette prétendue racine *esōr- dans d'autres mots.
FACILE...

- Ah vous voilà aussi! Bonjour! Je m'inquiétais, me demandais où vous restiez...
Eh bien, il est vrai que nous ne trouvons plus de trace de *esōr- sauf dans ses composés...

- Ah, je l'savais ! Du grand n'importe quoi!!!

- Dans SES composés. Car il y en a un autre.
Qui, ab absurdo, permettrait d'ailleurs de renforcer l'hypothèse selon laquelle  *swesor- est un composé de *s(w)e- et de *esōr-...


Vous rappelez-vous de vos cours de latin ?
Moi, il y avait un mot que je trouvais totalement incohérent, qui ne sonnait pas latin, et qui en plus, ne nous servait à rien, vu qu'aucun mot français n'en descendait.
Et pourtant, ce mot était assez courant en latin...

Je veux parler de uxor, la femme! Mais en tant qu'épouse.

Apparemment, uxor n'est pratiquement plus usité qu'en jargon légal anglais américain, quand on veut parler de l'épouse sans précisément la nommer: "Mr. John Doe et uxor (aussi abrégé en et ux.)".
On le trouve aussi dans l'adjectif anglais uxorious, que l'on pourrait traduire par excessivement dévoué - ou soumis - à sa femme.

Et le latin uxor provient de l'assemblage des deux racines proto-indo-européennes *esōr- et *euk-.
Curieusement, *euk- ne signifiait pas émettre un renvoi, mais bien s'habituer.

*euk-esōr-, en fait *uksor-, désignait la femme qui s'habitue.

Qui s'habitue à quoi ?
Mais à sa nouvelle vie, pardi, dans sa nouvelle maison, celle de la famille de son époux...
Puisque l'épouse indo-européenne rejoignait systématiquement la maison de l'époux.

Notez quand même qu'une autre théorie existe, selon laquelle ce n'est pas la racine *euk- qu'il faut voir accolée à *esōr- pour former le latin uxor, mais bien *wegh- "transporter, déplacer".
Ce qui finalement correspond à la même idée, *uksor- désignant alors la femme qui est déplacée vers sa nouvelle maison...





Bon dimanche, bonne semaine, et…
A dimanche prochain !




Frédéric

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