- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 3 novembre 2019

de la courbure des saints




Tu sais, je n'ai jamais été aussi heureux que ce matin-là
nous marchions sur une plage un peu comme celle-ci
c'était l'automne, un automne où il faisait beau
une saison qui n'existe que dans le Nord de l'Amérique
Là -bas on l'appelle l'été indien
mais c'était tout simplement le nôtre
avec ta robe longue tu ressemblais
à une aquarelle de Marie Laurencin
et je me souviens, je me souviens très bien
de ce que je t'ai dit ce matin-là
il y a un an, 'y a un siècle, 'y a une éternité


Paroles de Claude Lemesle et Pierre Delanoë pour
L'Été indien, Joe Dassin


l'été indien
















Bonjour à toutes et tous !



C'était il y a un an, il y a un siècle, il y a une éternité ...

Vous savez, je n'ai jamais été aussi heureux que ces dimanches-là
nous étudiions une racine sur une page un peu comme celle-ci
c'était presque l'automne, un automne où il faisait beau
- en fait, c'était plutôt le printemps, puis franchement l'été -
une saison qui n'existe que dans le Nord de la plaine pontique(*)

Là-bas on l'appelle le proto-indo-européen.



*plaine pontique: 
c'est là, dans les steppes au nord de la mer Noire, que l'on situe
- moi en tout cas - 
le berceau du proto-indo-européen.

















Nous étions en train de creuser la superbe racine *ueh1-i-, “tisser, tresser...”,




à qui nous devons tant ...

  • avec ses dérivés en sanskrit, en avestique, en perse, en hittite, en arménien,
“La saison venue, la chenille tisse un cocon autour d’elle-même et elle devient cacahuète.” - Cavanna, 

  • avec le latin vieō, “courber, tresser, lier, attacher...”,
Partir en vrille au-dessus du Viminalis ? Le fait d'un pilote linguiste.

  • mais aussi le latin vitta, dérivé de vieō, et à l'origine de notre ... vétille,
fi, ce ne sont là que broutilles, bagatelles, de simples détails !,

  •  et puis, surtout, avec le latin vīnum, ben oui !,
un Gini plutôt que du vin ?? Vous ne seriez pas Arménien, vous, par hasard ?,

  • et tant qu'à faire, avec le latin vīndēmia, “vendange”, d'où notre français vendange, mais aussi vintage, 
les vents d’anges ne sont pas qu’affaires de culs bénis,


quand soudain
- patatras ! -,
bardaf, c'est l'embardée, 
un moment culte de l'humour belge



au détour d'un article consacré à vinaigre
du vin au vinaigre...,
nous décidâmes que la racine à l'origine de aigre, *heḱ-“piquant, acéré”, valait bien, si pas un fromage, du moins un beau détour, et sans coup férir, sur le champ, voire séance tenante, nous nous lançâmes à corps perdu dans son étude...

Étude qui vient de se terminer dimanche dernier.

À nous, maintenant, de reprendre le cap d'origine.





Alors, voilà !

*ueh1-i-, “tisser, tresser...”




En cette période particulière de l'année
- nous en avons souvent parlé, pour les anciens, le temps était cyclique, et chaque jour avait sa caractéristique propre 
- c'est d'ailleurs une jolie façon d'interpréter la ronde des Saints traditionnelle, chacun des saints traditionnels représentant le caractère du jour où il est fêté ; il suffisait de se reporter à son hagiographie, aux qualités qu'on lui prêtait -,
 
relisez-donc, pour commencer, La place Rouge était blanche, La neige faisait un tapis, Et je suivais par ce froid dimanche, Nathalie - Gilbert Bécaud -,

en cette période particulière de l'année, donc, où le monde des morts s'est étroitement rapproché du monde des vivants
- nous en conservons toujours la trace dans la Toussaint, avatar chrétien du Samhain celtique, mais relisez donc Olga, seule avec un soldat, à Halloween? Pas très catholique tout ça... -,
il me semble plus que judicieux de nous intéresser aux dérivés ... celtiques de cette charmante racine indo-européenne.



Allons-y ...

Par l'étymon proto-celtique, l'adjectif *wēro-, “tordu, tortueux...”, notre bonne *ueh1-i-, “tisser, tresser...” s'est dérivée
  • dans les langues gaéliques
  • dans le moyen irlandais fiar,
et
  • dans les langues brittoniques,
  • dans le ...
- OUIIIIIIIIII oui oui oui !!! -
... moyen gallois gwyr, de même sens,
ainsi que  
  • dans le moyen breton goar, 
  • que l'on retrouve en breton : 
  • dans le breton gwar“courbé, arqué, tors, tordu...” quand il est adjectif“courbure” quand il s'agit d'un substantif,
  • ou encore dans le verbe gwarañcourber, arquer, gauchir”.

en Bretagne, un arbre... tordu



**************

*ueh1-i-, “tisser, tresser...”
proto-celtique *wēro-, “tordu, tortueux...”
moyen irlandais fiar, moyen gallois gwyr, moyen breton goar

*

moyen breton goar
bretons, gwar“courbure ; courbé, arqué, tors, tordu...”
et
gwarañcourber, arquer, gauchir”

**************



Et puis, on retrouve encore un autre étymon celtique fondé sur notre *ueh1-i-, “tisser, tresser...” ...

le verbe ...
- oui, c'est un verbe, cette fois -
... *win-na-, “courber, entourer (ceindre)” .

Comprenons courber ... jusqu'à entourer, clôturer.


*win-na- se retrouve dans les langues gaéliques, précisément dans le vieil irlandais ... imm-fen“entourer d'une haie, enclore, clôturer, d'où ... garder” 

(ben oui, on garde ses bêtes dans un enclos)

si vous n'aimez pas les routes sinueuses et encaissées,
bordées de haies de deux mètres,
où il est en outre impossible de se croiser,
évitez peut-être de rouler au Pays de Galles




et ainsi de suite...



Revoyons l'action au ralenti :




**************

*ueh1-i-, “tisser, tresser...”
proto-celtiques *wēro-, “tordu, tortueux...”
et
*win-na-, “courber, entourer (ceindre)” 

*

proto-celtique *wēro-, “tordu, tortueux...”
moyen irlandais fiar, moyen gallois gwyr et moyen breton goar

*

moyen breton goar
bretons gwar“courbure ; courbé, arqué, tors, tordu...” ,
gwarañcourber, arquer, gauchir”

*

*ueh1-i-, “tisser, tresser...”
proto-celtique *win-na-, “courber, entourer (ceindre)” 
vieil irlandais ... imm-fen“entourer d'une haie, enclore, clôturer, d'où ... garder”

**************



Addendum:

Romain Garnier
- oui oui, je parle bien du linguiste Romain Garnier, spécialiste en linguistique indo-européenne -

Romain Garnier


m'a fait le plaisir et l'honneur de lire l'article, et me propose une autre version de l'étymologie de ces mots celtiques...

Je me permets, avec son autorisation, de le citer ci-dessous :

Pour moi, c'est plutôt *wéh2-ro- et *wéh2-i-, *wih2- (avec métathèse) d'où un présent à infixe nasal *wi-n-h2- (celtique commun - entendez proto-celtique) *wi-na- ,"torsader, faire un clayonnage, bâtir".


Comme très souvent, je reprends les travaux de Leiden.

En l’occurrence, pour les étymons celtiques, je me fonde sur le dictionnaire de Ranko Matasović.


Mais la linguistique indo-européenne ne cesse d'évoluer ; de nouvelles découvertes se font jour, et je suis enchanté de pouvoir vous livrer ici cette autre version, validée par l'un de nos grands spécialistes de l'indo-européen, qu'encore une fois je remercie chaleureusement !



Tof, hein ?
- Tof étant du pur brusseleir, emprunté au yiddish, bien sûr -
"chic fille"



Je ne veux pas trop la ramener, et faire dans le lourdingue, mais bon,
comprenez donc bien, amis lecteurs, que
  • nos français vin, vendange, viticole, vis, infule et vétille,
  • les sanskrits वयति, váyati, “tresser, tisser, entrelacer...” et व्ययति, vyayati “enrouler, envelopper”,
  • le perse moderne bīd, “saule”, abondamment utilisé dans les toponymes comme Bīdābād,
  • les hittites 𒌑𒂖𒆪, welku, “herbe” et ṷii̭an-, “vin”,
  • le latin Viminalis,
  • l'espagnol veta, veine du bois”,
  • les anglais vitta et vintage,
  • le grec ancien οἶνος, oînos“vin”, d'où oenologie,
  • le vieil arménien գինի, gini, d'où l'arménien moderne. gini“vin”,
TOUS,
TOUS, vous m'entendez,
comprend qui peut

proviennent d'une seule et même racine indo-européenne,
et sont donc de véritables cousins !

Oui, je pense que vous pouvez éventuellement remercier l'indo-européen.


mmmm mais euh, mais avec plaisir, je transmettrai !




Chères lectrices, chers lecteurs, 

Merci de me lire, merci de votre fidélité, merci de vos commentaires.

Je vous souhaite un EXCELLENT dimanche, et une très heureuse semaine !




À ... dimanche prochain !







Frédéric




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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter,

un chant traditionnel ... gallois,
Ar Lan y Môr,

litt. à côté de la mer ; entendez à la mersur la côte

interprété par la douce Galloise ...
Catrin O'Neill




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