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dimanche 12 décembre 2021

D'hiver, les Divers Jeux rustiques ?

   



    Là mes cendres je dédie, 
    Mais à ces fleurs je supplie, 
    Et à ces herbes aussi, 
    Au myrte, au laurier encore, 
    Et à l'arbre, qui m'honore, 
    Ne croistre jamais icy. 

    Jamais n'y croissent les roses, 
    Ny les fleurettes descloses : 
    Jamais le rousoiant miel 
    N'y coule dessus ma tumbe : 
    Ou si quelque chose y tumbe, 
    Que ce soit l'ire du ciel. 

    Que les oiseletz s'y taisent. 
    Que les ruisseaux s'y appaisent. 
    Que l'an veuf de fleurs et fruicts 
    Autre saison n'y r'ameine, 
    Sinon l'horreur de ma peine, 
    Et l'hyver de mes ennuis. 


    Joachim du Bellay,
    in Divers Jeux rustiques, 1558


    Joachim du Bellay,
    circa 1522 - 1er janvier 1560


    J'en conviens, il y a plus gai...


Alors, pour vous ragaillardir, je vous propose une délicieuse énigme de mon ami Jack-Ben (Jacques-Bénigne Bossuet, pour ceux qui n'ont pas la chance de faire partie de ses intimes).

Vous le savez certainement, un autre de mes grands potes, Jean-Seb (Johann Sebastian Bach), avait coutume de saupoudrer ses partitions avec la séquence musicale

si bémol / la / do / si (naturel).

Ce motif correspond, selon la nomenclature musicale germanique, aux lettres B /A /C /H. 
Par là, donc, le facétieux Bach se plongeait lui-même dans ses oeuvres, il devenait musique, il faisait de son art d'essence divine, son testament...

Comme ici, dans le Contrapunctus IV de l'Art de la Fugue



Eh bien, Jack-Ben, à l'imitation de Bach, a usé d'un subterfuge semblable, dans une de ses fameuses oraisons funèbres
- ah, ses oraisons funèbres ! Je suis persuadé qu'il y en a qui sont morts rien que pour se voir honorer d'une oraison funèbre de sa part -,
celle de Marie-Thérèse d'Autriche
(Oraiſon Funébre de Marie Terese d’Austriche, Infante d’Eſpagne, Reine de France & de Navarre),
qu'il prononça à Saint Denis le premier de Septembre 1683.


Marie-Thérèse d’Autriche,
10 septembre 1638 - 30 juillet 1683 ,
infante d'Espagne, infante de Portugal et archiduchesse d'Autriche,
reine de France et de Navarre


Vous devez trouver, dans l'extrait qui suit, le nom - (légèrement) modifié, sinon ce serait trop facile - du diocèse où il fut évêque (et Aigle, aussi), ainsi qu'une référence à son propre nom... 

(...)
Il fallait se réjouir, parce que votre frère était mort et il est ressuscité : c’est ainsi qu’il parle de celui qu’il retire d’un plus grand abîme de maux. Ainsi les cœurs sont saisis d’une joie soudaine par la grâce inespérée d’un beau jour d’hiver qui après un temps pluvieux vient réjouir tout d’un coup la face du monde, mais on ne laisse pas de lui préférer la constante sérénité d’une saison plus bénigne
(...)

 Jacques-Bénigne Bossuet
(qui j'espère, ne m'en voudra pas trop pour cet humour de potache,
celui que Monsieur X apprécie tellement)



Jacques-Bénigne Bossuet,
27 septembre 1627 - 12 avril 1704






Chers amis lecteurs, bonjour.


Après l'étude de cette petite racine *kelh-, “battre, frapper, je me suis dit qu'il était temps de se trouver un thème actuel, de circonstance...


Nous sommes le 12 décembre. Quel pourrait être un mot de circonstance, histoire de commencer un nouveau chapitre de nos passionnantes études indo-européennes ?

Bon, d'accord, on se rapproche à grands pas de Noël, mais... on en a déjà parlé.

C'est Noël!


Ainsi, tant qu'à faire, que du mot Christ

des oeufs à la crème

et même du noël anglais, Christmas.


Pffff, en plus, vous savez déjà tout sur décembre,

Dix petits Proto-Indo-Européens

sur le mot neige,

et même sur solstice.

du passage des ans

 

Mais... jamais, jamais, jamais, nous n'avons parlé... d'hiver... 



l'hiver dans notre maison de campagne




Eh ben voilà !


Bon, commençons par les mauvaises nouvelles...

Notre français hiver n'est en réalité qu'un vulgaire...


... emprunt.

Au bas latin.
Précisément au bas latin hibernum, que l'on pourrait traduire par
- voyons voir... -
hiver. Ce qui tombe, ma foi, assez bien.

 
C'est au XIème siècle, et sous la forme iver
- selon Alain Rey, qui décidément, me manque encore plus depuis que ses successeurs, probablement par anencéphalie, ont décidé de teinter Le Robert d'une idéologie liberticide -,
que le mot est apparu en ancien français.


Quant à ce bas latin hibernum, lui, il n'était que le résultat d'une ellipse de la locution, en latin classique, “hibernum tempus”, pour “la saison hivernale”.

Ah là là, derrière ce sympathique hibernum, mes amis, se cache un drame, une tragédie...




Car hibernus
- qui se décline en hibernum au neutre -
n'était à l'origine qu'un modeste... adjectif. Pour hivernal, ouiiii, bravo !!!

Mais oui, il existait un vrai substantif latin pour hiver


Le traître hibernus, par cette forme hibernum, a supplanté, évincé
Tu quoque hibernum -
le beau et majestueux substantif classique,
sur lequel il était lui-même construit, qui plus est,
qui désignait bien l'hiver.

Je veux parler du latin classique... hiems.

Hiems, à ne - surtout - pas confondre avec Diams



Mais... on y reviendra bientôt.
Pour l'instant, poursuivons en ancien français...

Comme vous l'avez remarqué, au XIème, nous parlions d'iver.
achoutai, aurait dit le grand Stromae.
Eh oui, ce n'est que fin du XIIIème, pour réconcilier le mot avec son étymologie, qu'on lui adjoignit un joli h initial, pour en faire... hyveir, attesté en 1282.

Ouais bon, d'accord, c'était pas encore gagné, mais ce qui est certain, c'est que Joachim
(c'est français, ça, comme prénom ?)
du Bellay (1522-1560), dans une des pièces amoureuses de son recueil (1558) Divers Jeux rustiques 
(le titre exact est en réalité Divers Ieux Rvstiqves et Avtres Oevvres poétiqves de Ioachim dv-Bellay Angevin),

 
Joachim du Bellay, donc, emploie, pour figurer la tristesse, le mot... hyver (l'hyver de mes ennuis).

C'est encore dans un emploi figuré, pour évoquer cette fois la vieillesse, que le mot est attesté, sous la plume de François Maynard, en 1629, sous la forme... hiver (l'hiver de la vie).


François Maynard,
1582-1646

Aaaah, hiver, h-i-v-e-r.
Ouais, il était temps.


Précisons encore que notre français hiverner est très tôt emprunté
- vers la fin du XIIème -
au latin classique hibernare“être en quartier d'hiver”, au sens de “passer l'hiver à l'abri”.

Quant à notre hiberner“passer l'hiver dans un état d'engourdissement, en parlant de certains animaux”, 

(Je n'aurais jamais dû boire)


c'est un emprunt, toujours à hibernare, certes, mais nettement plus récent.
On le doit à Cuvier, alors, vous pensez !, en 1805.

Jean Léopold Nicolas Frédéric Cuvier,
23 août 1769 - 13 mai 1832,
à qui l'anatomie comparée et la paléontologie doivent tant




Hibernatus, évidemment




Bon, et si on revenait maintenant à notre latin hiems ?

S'il s'est fait traîtreusement poignarder par ce minable adjectif hibernus, sachez quand même qu'il survit toujours, via un autre adjectif, hiemalis, dont nous avons fait l'emprunt savant hiémal
- mais alors prends une aspirine ! -

- pfff, alors ça, c'est malin. Pas lourd du tout, plein d'humour... - 

hiémal, toujours au sens d'hivernal, mais d'emploi littéraire, voire didactique
Belle revanche posthume pour ce pauvre hiems.






Michiel de Vaan explique le latin hiems, hiemis“hiver, tempête”, par un étymon italique qu'il reconstruit sous la forme *χiem-.

Quant à l'italique *χiem-, on le fait remonter à un mot indo-européen, dont je vous donne ici la forme telle que le grand Robert Beekes la reconstruit :


*ǵʰ(e)i-m-“hiver”.




PS : vous m'avez bien lu : il ne s'agit pas d'une simple racine, mais d'un vrai mot

En proto-indo-européen, une racine suivie d’un suffixe forme ce que l'on appelle un thème.
Et un thème plus une terminaison (une désinence, en fait) forment un... mot

[racine + suffixe = thème] + terminaison = mot



Eh ! Vous l'aurez compris, c'est cet adorable mot indo-européen qui va nous tenir au chaud durant les quelques semaines d'hiver qui viennent...


Et si on résumait tout ça, mmmh ?


mot indo-européen 
*ǵʰ(e)i-m-“hiver
proto-italique χiem-, 
“hiver
latin classique hiems, hiemis“hiver, tempête
adjectif latin classique 
hibernus
“hivernal
employé dans
locution “hibernum tempus”, “saison hivernale
ellipse
bas latin hibernum, 
“hiver”, évince 
hiems
emprunt
ancien français i
ver (XIème)
hyveir (1282)
hyver (1558)
hiver (XVIIème)



Ah oui, j'oubliais, encore une chose...

Vous le savez, en français, le mot hiver, outre son sens de la plus froide des quatre saisons de l'année, qui succède à l'automne, se voit attribuer une autre acception, figurée, et poétique, que vous emploierez peut-être,
si du moins vous avez l'âme d'un poète,
pour évoquer l'âge d'une personne âgée : 
l'année. Ou plutôt, les années.
Ces années qui, douloureusement, apportent la vieillesse, la tristesse (et les courbatures).

Lisez donc cet extrait du superbe Bonsoir,


de Pierre-Jean de Béranger, qu'il dédia, sous forme de chanson, à son vieil ami M. Laisney, imprimeur à Péronne, auprès de qui il fut apprenti dans sa jeunesse :

Cinquante hivers ont passé sur ta tête ;
J’ai de bien près cheminé sur tes pas.
Mais ces hivers ont eu leurs jours de fête ;
Tout ne fut point aquilons et frimas.
Aurions-nous mieux employé la jeunesse, 
Vécu moins vite avec un riche avoir ?
Mon vieil ami, quand pour nous le jour baisse, 
        Souhaitons-nous un gai bonsoir.

 

Pierre-Jean de Béranger,
1780 – 1857


Eh bien, je ne tiens certainement pas à ternir l'image de Pierre-Jean de Béranger

- qui mériterait, au demeurant, d'être bien mieux connu -,

mais son emploi du mot hiver n'était pas à proprement parler une innovation...

Car, déjà en latin classique, hiems, hiemis, pouvait, figurativement, désigner les années...

Encore mieux : une série d'adjectifs avait été créée sur hiems à ce seul effet :
  • bīmus, “âgé de deux ans”,
  • trīmus, “âgé de trois ans”,
  • quadrīmus, “âgé de, de, de... ouiiiii ! quatre ans”, bien !,
et même
  • quadrīmulus, “qui n'est âgé que de quatre ans”.


Ben, les amis, c'est ici que nous allons nous arrêter, du moins pour ce dimanche.

Dimanche prochain, nous passerons en revue quelques-uns des (très) nombreux dérivés du latin hibernum, avant de tenter de retrouver parmi d'autres groupes de langues indo-européennes, d'autres descendants de notre mot indo-européen *ǵʰ(e)i-m-“hiver”.




Je vous souhaite un excellent dimanche, une heureuse semaine.





Frédéric


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ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)

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Et pour nous quitter,

non, pas le sempiternel largo de L'Hiver, des Quatre Saisons,
ni même le célèbre In The Bleak Midwinter de Gustav Holst,

mais tout bonnement une courte aria tirée des Nozze, les Noces de Figaro,

Voi che sapete,

par la talentueuse soprano d'origine slovaque

Patricia Janečková.


Ce qui m'a séduit dans cette interprétation ?

Son absolue fraîcheur, sa douceur,
le minimalisme de l'accompagnement, en mode musique de chambre...


https://youtu.be/3otFEL4uA6g

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article suivant : Avec le vent du nord...

2 commentaires:

FLUPKELEBEL a dit…

"Sinon l'horreur de ma peine, Et l'hyver de mes ennuis."
Contre:
"Now is the winter of our discontent made glorious summer..."

Je ne savais pas que Shakespeare avait plagié du Bellay.
Ils se permettent n'importe quoi ces Anglais!

P. Lhoas

Frédéric Blondieau a dit…

@P. Lhoas

:-) Ah ça, Shakespeare, il pouvait tout se permettre ! ;-)
Il a même plagié Steinbeck, dont il a repris le titre du dernier roman...
Mais reconnaissons-lui plein de subtilité, avec la suite de la ctation, "made glorious summer by this sun of York", où il faut entendre "sun of York" comme "son of (the Duke) of York", référence à Edward IV, le fils aîné duc d'York.

:-) Avec Richard III, on est heureusementloin des mensonges de Johnson, qui va bientôt se faire jeter, je pense, si les Anglais actuels ont encore un peu de décence.