article précédent : marche à l'ombre
Quant ot Rollanz qu’ert en la rere-guarde,
Iréement parlat à sun parastre :
« Ahi ! culvert, malvais hom de put aire,
« Quias li guanz me caïst en la place,
« Cume fist à tei li bastun devant Carle ! »
La Chanson de Roland, Laisse 60
(Roland, quand il entend qu’on le met à l’arrière-garde,
Interpelle, tout furieux, son beau-père :
« Ah ! traître, méchant homme et de méchante race,
« Tu croyais peut-être que je laisserais tomber le gant,
« Comme tu as laissé tomber le bâton devant l’Empereur ! »)
Traduction de Léon Gautier, 1872
Bonjour à toutes et tous !
En ce dimanche 21 juin 2020, nous poursuivons notre quête des dérivés de la formidable racine indo-européenne...
De ses dérivés, nous connaissons déjà,
passés par les latins gerō, gerēre, “porter, transporter” et agō, -ere, “mouvoir, (se) conduire, faire, agir...”...
- digeste, gérer, gérondif, gestation, geste, indigeste, suggérer,
un exemple de gérondif ? "En digérant"., 16 février 2020,
- agir, agiter, ambages, ambigu, cailler, coaguler, cogiter, exiger, exigu,
exiger de s'agiter sans ambages, c'est un peu ambigu, non ?, 23 février 2020,
- acte, acteur, action, actually, actuel, actuellement, agence, agent, agissements,
et... action !, 1er mars 2020,
- aurige, cacher, cachet,
- décati, squat, squatter,
l'anglais squatte le français, 12 avril 2020,
- l'espagnol et le portugais cuidar, nos français essai, essaim, exact, exaction, examen, exiger (pour compléments d'informations), outrecuidant,
l'apiculteur, passionné, procéda à un examen d'essaim, 19 avril 2020,
- agile, (et des bouts des composés) fatiguer, litige, nager, naviguer, et transiger,
- un terme des composés châtier, châtiment, fumigation, purger,
et puis, passés par le grec ancien ἄγω, ágō, “guider, diriger, mener...”,
- agonie, agoniste, paragogé, pédagogue et protagoniste,
- antagonisme, antagoniste, mystagogue, stratagème, stratège, synagogue,
passés par le proto-celtique *ag-o-, “conduire”,
- le vieil irlandais ág, “combat, lutte”, le gaulois ago-, “combat, lutte”, le vieux gallois hegit, “aller”, les moyen breton et cornique a, “aller”, les gaulois axat, “qu'il emmène”, et actos dans amb(i)-actos, “serviteur, envoyé”, dont découlera ambassade,
passés par le vieux norois aka, “conduire”,
- l'islandais aka, “(se) déplacer, conduire”, le norvégien nynorsk aka, ake, le danois age, ... et par emprunts, le scots oag, hoag, aik et l'anglais dialectal du nord aik, “conduire”,
le vieil Islandais brûla un feu au volant de son Scania, 31 mai 2020,
nous avons découvert dernièrement ...
- le sanskrit अजति, ajati, “conduire”, l'arménien classique ածեմ, acem, “transporter, aller chercher, emmener...”, l'avestique 𐬀𐬰𐬀𐬌𐬙𐬌, azait, “conduire, diriger”, et même le tokharien (A et B) āk-, “conduire, diriger”...
et puis, hérité d'une forme nominale *h₂eǵ-ro-, “champ non cultivé, pâture” et passé par le proto-italique *agro-, “champ”, latin ager, -grī, “lopin de terre, domaine, champ, terrain, territoire...”
marche à l'ombre, 14 juin 2010.
Au tour des petits condensés schématiques, à présent, mmmh ?
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racine proto-indo-européenne *h₂eǵ-e/o-, “conduire, diriger”
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proto-italique *ag-e/o-, “faire, agir”
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latin agō, -ere, “mouvoir, (se) conduire, faire, agir...”
proto-italique *ag-e/o-, “faire, agir”
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latin agō, -ere, “mouvoir, (se) conduire, faire, agir...”
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racine proto-indo-européenne *h₂eǵ-e/o-, “conduire, diriger”
⇓
racine post-indo-européenne *h₂ǵ-es-, “transporter”
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proto-italique *ges-e/o-, “transporter”
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latin gerō, gerēre, “porter, transporter”
racine post-indo-européenne *h₂ǵ-es-, “transporter”
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proto-italique *ges-e/o-, “transporter”
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latin gerō, gerēre, “porter, transporter”
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racine proto-indo-européenne *h₂eǵ, “conduire, diriger”
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proto-hellénique *ágō-, “guider, conduire”
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grec ancien ἄγω, ágō, “guider, diriger, mener...”
proto-hellénique *ágō-, “guider, conduire”
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grec ancien ἄγω, ágō, “guider, diriger, mener...”
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racine proto-indo-européenne *h₂eǵ, “conduire, diriger”
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proto-celtique *ag-o-, “conduire”
⇓
proto-celtique *ag-o-, “conduire”
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vieil irlandais ág, “combat, lutte”, gaulois ago-, “combat, lutte”, vieux gallois hegit, “aller”, moyen breton et cornique a, “aller”, gaulois axat, “qu'il emmène”, actos dans le gaulois amb(i)-actos, “serviteur, envoyé”, dont découlera ambassade
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racine proto-indo-européenne *h₂eǵ, “conduire, diriger”
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forme *h₂éǵ-e-
forme *h₂éǵ-e-
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proto-germanique *akan-, “conduire”
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vieux norois aka, “conduire”
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islandais aka, “(se) déplacer, conduire”, norvégien nynorsk aka, ake, danois age, ...
et par emprunts,
le scots oag, hoag, aik et l'anglais dialectal du nord aik, “conduire”
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racine proto-indo-européenne *h₂eǵ, “conduire, diriger”
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forme nominale *h₂eǵ-ro-, “champ non cultivé, pâture”
forme nominale *h₂eǵ-ro-, “champ non cultivé, pâture”
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proto-italique *agro-, “champ”
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latin ager, -grī, “lopin de terre, domaine, champ, terrain, territoire...”
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Après les évidents agraire, agreste, agricole, agriculteur, tous empruntés (directement ou non) au latin ager, agrī, “lopin de terre, domaine, champ, terrain, territoire...”, je vous propose,
comme promis la semaine dernière,
des mots français qui, même s'ils dérivent toujours de ager, agrī, n'affichent pas aussi vulgairement leur parenté.
©Le Grand Robert de la langue française
Mais non, OH ! Je parle de l'aire,
le nid des oiseaux de proie, en particulier celui de l'aigle.
Car voyez-vous, notre français aire, selon ses acceptions, provient de deux étymologies bien différentes.
Bien sûr, il provient du latin ārĕa, “emplacement pour bâtir, sol ; aire pour battre le grain, aire d'une grange ; surface plane, aire, superficie... ” quand il désigne la surface plane, l'aire d'une grange, l'espace où l'on bat le blé.
MAIS (MAIS !) il provient de notre latin ager quand il désigne précisément le nid des oiseaux de proie.
Eh oui.
Je m'explique.
Nous l'avons déjà vu, le sens original du mot indo-européen *h₂eǵ-ro-, “champ non cultivé, pâture”, s'est peu à peu altéré, au gré de ses dérivés, pour en arriver à désigner la terre (du paysan), le champ (mais cultivé, cette fois), voire le domaine agricole, ou carrément la campagne, par opposition à la ville...
Je dois vous avouer que pour moi,
qui suis quand même un mâle blanc hétérosexuel monogame cisgenre privilégié (et Belge de surcroit !),
l'étymologie de aire me permet aussi de faire amend·e honorabl·e.
Car aire est transgenre.
Oui. Aire, avant d'être féminin·e, était masculin·e.
Il/elle est issu·e de notre ager, et attesté·e sous la forme haire, en 1086.
On en retrouve par ailleurs un·e beau/belle cognat·e en ancien·ne provençal·e, avec agre, attesté·e lui/elle au XIIème.
Bon, et là, après avoir démontré mon repentir sincère vis-à-vis de toutes les minorités
- vous ne le voyez pas, mais j'ai aussi un genou en terre, et c'est pas facile de taper sur le clavier -
après donc, avoir démontré mon repentir par l'emploi de l'écritur·e inclusif/ve, je vais continuer le reste de l'article en français binaire, mais quand même en caractères noirs sur fond blanc (le symbole est fort).
Si je vous cite, à côté de l'aire française, l'ancien provençal agre,
outre le fait que ça me permet d'étaler ma culture,
c'est parce que ces deux cognats ont suivi une évolution parallèle.
Comme l'ancien provençal, (h)aire désignait d'abord un nid d'oiseau.
Et par un même phénomène de spécialisation, l'un comme l'autre désigneront ensuite le nid de l'aigle.
Cependant, l'homonymie
- il faut bien en parler, sans tabou ; je ne juge pas, hein ! -
entre aire,
le nid de l'aigle,
et aire,
la surface,
a fait que le sens de notre aire, le nid, s'est irrésistiblement rapproché de celui véhiculé par aire, la surface, pour devenir le magnifique... espace libre où l'aigle établit son nid.
Ca me rappelle une question d'examen à un cours de morale laïque, je pense (?), à laquelle j'avais répondu, du haut de mes 12 ans (?) avec une fourberie mâtinée d'une mauvaise foi que je n'accepterais pas d'un mâle blanc occidental cisgenre privilégié...
La question ? “Que pouvez-vous dire de la parabole du Fils Prodigue ?”. Et j'avais dû raconter - dans les grandes lignes - que le fils en question était remarquablement doué dans son art (ou son travail ?), et, qu'une fois enrichi, il s'en était retourné auprès de son père, et lui avait beaucoup donné.
Ainsi, je couvrais autant le domaine du prodige que celui de la prodigalité, ne sachant pas du tout de quoi cette parabole était faite, et hésitant encore plus sur la définition de prodigue.
(Je bats ma coulpe. Là maintenant, je viens de glisser une règle sous mes genoux)
C'est probablement aussi cette même homonymie qui est à l'origine du changement de genre de aire (dans son acception de nid de l'aigle, on suit).
Le formidable, passionnant Dictionnaire Étymologique Roman (DÉRom) reconstruit,
à l'origine de notre (h)aire, du agre provençal, et de tous leurs cognats romans,
un étymon protoroman */ˈaɡr‑u/ auquel il attribue le sens d'...
étendue de terre propre à la culture ; étendue de la surface terrestre située à la campagne.
Le premier sens est bien celui de champ, auquel succède celui, généralisé, de territoire rural.
Mais ce dernier aurait alors donné lieu,
par synecdoque (métonymie où l'on emploie un mot pour un autre : la voile pour le bateau, le pain pour le repas...), aux sens liés à la portion du finage - le finage (du latin finis, limite, clôture) se définissant comme l'étendue d'un territoire villageois -,
entendez donc portion du finage, par les terres d'un paysan, une parcelle de terre...,
et enfin,
par analogie, à celui de territoire d’un animal sauvage.
Voilà ce qui expliquerait ce surprenant glissement de sens jusqu'à celui de nid de l'aigle.
l'air de rien, un aigle royal s'envolant de son aire |
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racine proto-indo-européenne *h₂eǵ, “conduire, diriger”
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forme nominale *h₂eǵ-ro-, “champ non cultivé, pâture”
forme nominale *h₂eǵ-ro-, “champ non cultivé, pâture”
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proto-italique *agro-, “champ”
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latin ager, agrī, “lopin de terre, domaine, champ, terrain, territoire...”
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étymon protoroman */ˈaɡr‑u/, “étendue de terre propre à la culture ; étendue de la surface terrestre située à la campagne”
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ancien français (h)aire, “nid d'oiseau” puis, par spécialisation, “nid d'un rapace”
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Mais ces deux cousins aire et agre ont encore d'autres choses en commun...
L'un comme l'autre, au sens figuré, cette fois, et dès le début, s'emploieront pour désigner l'origine d'une famille. Une souche familiale, si vous voulez. Le début d'une lignée.
Beh oui, soit par métaphore, en partant du nid, soit parce que le latin ager pouvait parfaitement désigner le patrimoine des terres... d'une famille.
Quoi qu'il en soit, on trouvait, en ancien et moyen français, des expressions où aire désignait l'origine de la lignée. Disons-le : de la race.
Comme dans ce “de put aire”,
tiré de la laisse 60 de La Chanson de Roland (XIème sicèle), repris en exergue, où put provient du latin putidus, “fétide, pourri”,
et qui pourrait se traduire aujourd'hui par le si fleuri “de ta race qui pue (bouffon)”.
Mais rassurez-vous, des expressions positives existaient, elles aussi.
Ainsi, “de bonne aire”, attestée en 1342, et où, vous le constatez, aire est bien devenu féminin.
Il aura suffi qu'un gros malin
soude les mots de l'expression, pour qu'un nouveau mot soit créé...
Eh oui : débonnaire.
Débonnaire, qui donc, en toute logique, signifiait de bonne souche, et qualifiait forcément, naturellement, celui qui était issu de la noblesse.
Ce sens est désormais éteint, mais,
tout comme noble,
débonnaire s'est teinté d'une valeur psychologique : bon, clément, indulgent, paternel.
C'est ainsi qu'il nous faut entendre le surnom de Louis Ier, le Débonnaire.
Louis Ier dit « le Débonnaire », ou « le Pieux »,
778 - 20 juin 840,
fils de Charlemagne et de Hildegarde de Vintzgau.
Il sera roi d'Aquitaine jusqu'en 814, puis
empereur d'Occident de 814 à sa mort en 840.
(À ne surtout pas confondre avec Louis le Pieu, acteur pornographique)
Par affaiblissement, le mot qualifiera enfin (au XVIIème) quelqu'un d'accomodant, facile à vivre, avec parfois même la nuance de benêt, sot, faible. Ici encore, il y a dû y avoir confusion avec un autre air, “l'apparence”...
Oh merci, merci, ©Le Grand Robert de la langue française
Chères lectrices, chers lecteurs,
Je vous souhaite un excellent dimanche, une très belle semaine.
Au menu de la semaine prochaine, encore quelques mots que JAMAIS vous ne pourriez associer, ni par la forme, ni par le sens, au latin latin ager, agrī, “lopin de terre, domaine, champ, terrain, territoire...”...
Prenez soin de vous.
Frédéric
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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter,
et tenter de redonner au monde un peu de beauté et de sérénité,
la jeune et talentueuse Camille Thomas nous interprète,
tirée de
Orfeo ed Euridice,
le trentième (!) opéra de Christoph Willibald Gluck,
la danse des esprits bénis...
(sur un arrangement de Mathieu Herzog)
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2 commentaires:
Mais qu'est-ce qu'on se sent intelligent en lisant tout ça! Bon une fois la page fermée et quand on se dit "il a dit quoi, déjà, et pourquoi ça venait de... ?" là tout d'un coup on se sent nettement moins faraud !
Sauf que à midi, autour d'un délicieux bœuf mode par moi confectionné, mon fiston me demande :
"Et tu sais d'où ça vient, toi, "agraire"?
JE SAVAIS.
Il a oublié, le bougre, que je lis AUSSI "le Dimanche IE", et que c'est d'ailleurs moi qui lui en ai conseillé la lecture !
Sa copine de lui dire "ben t'en pose des questions à ton père toi, c'est pas trop cool..."
Lui : "Oh tu sais c'est comme ça qu'il m'a élevé, alors..."
Il y a en effet une quasi-tradition dans la famille. On est une famille qui cause à table (il y en a), et en général pas de foot (il y en a aussi). Et il arrive toujours un moment où on s'interroge sur un mot. Alors je mets ma serviette de table sur mon épaule, ils ont remarqué ça, et je vais chercher le dictionnaire étymologique. Et dans la conversation courante, ça devient quelque chose du genre "... et on a vu passer le défilé devant le cénotaphe" -"Serviette?" Voilà.
Encore une fois merci !
:-D Bonjour Jean !
Mais quelle belle histoire, autour de ce “- Serviette ?” !
Merci à vous, de me lire !
Frédéric
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