- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 14 juin 2020

marche à l'ombre





La grande plaine ombrienne — bordée d’un côté par Pérouse perchée sur son plateau rocheux et de l’autre, par la blanche Assise appuyée au gigantesque mont Subasio —, s’était couverte de fleurs en quelques jours.

Le Voyageur et le clair de Lune, 1937,

Antal Szerb,

(merveilleusement) traduit par Charles Zaremba et Natalia Zaremba-Huszvai

Antal Szerb (en hongrois, Szerb Antal),
romancier, historien de la littérature, essayiste, critique littéraire, professeur et éditeur hongrois,
Budapest, 1er mai 1901 - Balf, 27 janvier 1945.




La plaine ombrienne, et, en arrière-plan...



Perugia, Pérouse.


Et aussi la preuve que l'Ombrie est juste à côté des Marches.





Bonjour à toutes et tous ! 


En ce dimanche 14 juin 2020, inlassablement, nous nous penchons sur les dérivés de la formidable racine indo-européenne...

*heǵ-e/o-“conduire, diriger”.






De ses dérivés, nous connaissons déjà,

passés par les latins gerō, gerēreporter, transporter” et agō, -ere“mouvoir, (se) conduire, faire, agir...”...
  • digeste, gérer, gérondif, gestation, geste, indigeste, suggérer, 
  • agir, agiter, ambages, ambigu, cailler, coaguler, cogiter, exiger, exigu, 
  • acte, acteur, action, actually, actuel, actuellement, agence, agent, agissements, 
et... action !, 1er mars 2020,
  • aurige, cacher, cachet,
  • décati, squat, squatter,
  • l'espagnol et le portugais cuidar, nos français essai, essaim, exact, exaction, examen, exiger (pour compléments d'informations), outrecuidant,
  •  agile, (et des bouts des composés) fatiguer, litige, nager, naviguer, et transiger,
  • un terme des composés châtier, châtiment, fumigation, purger,

et puis, passés par le grec ancien ἄγω, ágōguider, diriger, mener...”,
  • agonie, agoniste, paragogé, pédagogue et protagoniste,
  • antagonisme, antagoniste, mystagogue, stratagème, stratège, synagogue, 

passés par le proto-celtique *ag-o-, “conduire”,
  • le vieil irlandais ág, “combat, lutte”, le gaulois ago-, “combat, lutte”, le vieux gallois hegit, “aller”, les moyen breton et cornique a, “aller”, les gaulois axat, “qu'il emmène”, et actos dans amb(i)-actos, “serviteur, envoyé”, dont découlera ambassade,

 passés par le vieux norois aka“conduire”,
  • l'islandais aka“(se) déplacer, conduire”, le norvégien nynorsk aka, ake, le danois age, ... et par empruntsle scots oag, hoag, aik et l'anglais dialectal du nord aik, “conduire”,


et enfin, nous avons découvert dernièrement ...
  • le sanskrit अजति, ajati, “conduire”, l'arménien classique ածեմ, acem, “transporter, aller chercher, emmener...”, l'avestique 𐬀𐬰𐬀𐬌𐬙𐬌‎, azait, “conduire, diriger”, et même le tokharien (A et B)  āk-, “conduire, diriger”...


Au tour des petits condensés schématiques, à présent ? (ce qu'un Anglais appellerait digest)

**********

racine proto-indo-européenne *heǵ-e/o-“conduire, diriger

proto-italique 
*ag-e/o-faire, agir

latin 
agō, -ere“mouvoir, (se) conduire, faire, agir...


**********

racine proto-indo-européenne *heǵ-e/o-“conduire, diriger

racine post-indo-européenne 
*hǵ-es-“transporter

proto-italique 
*ges-e/o-, “transporter

latin 
gerō, gerēreporter, transporter


**********

racine proto-indo-européenne *h“conduire, diriger

proto-hellénique 
*ágō-guider, conduire

grec ancien 
ἄγω, ágōguider, diriger, mener...


**********

racine proto-indo-européenne *h“conduire, diriger

proto-celtique 
*ag-o-, “conduire
vieil irlandais ág, “combat, lutte”, gaulois ago-combat, lutte”, vieux gallois hegit“aller”, moyen breton et cornique a, aller”, gaulois axat, qu'il emmène”, actos dans le gaulois amb(i)-actos, serviteur, envoyé”, dont découlera ambassade


**********

racine proto-indo-européenne *h“conduire, diriger

forme *héǵ-e-
proto-germanique *akan-conduire
vieux norois aka“conduire
islandais aka“(se) déplacer, conduire”, norvégien nynorsk aka, ake, danois age, ...
et par emprunts
le scots oag, hoag, aik et l'anglais dialectal du nord aik, “conduire


**********


racine proto-indo-européenne *h“conduire, diriger

proto-indo-iranien *Háȷ́ati-, 
de même sens
 proto-indo-aryen *Háȷ́ati- et proto-iranien *Háȷ́ati- de même sens


**********

 proto-indo-aryen *Háȷ́ati-“conduire, diriger
sanskrit अजति, ajati“conduire
pali ajati“conduire


**********

 proto-iranien *Háȷ́ati-“conduire, diriger
avestique 𐬀𐬰𐬀𐬌𐬙𐬌‎, azaiti“conduire” et kurmandji ajotin, “conduire, guider”


**********



Eh oui,

et c'est le moins qu'on puisse en dire,
cette adorable *h“conduire, diriger”, toute mini qu'elle soit, nous a laissé un héritage d'une richesse incommensurable.

Mais... ce n'est pas tout !!


Non, mais n'exagérez quand même pas.



Oui. Dès le début de cette série d'articles, je vous ai mis de côté ce qui va suivre
- en ce dimanche et les semaines qui viennent -
comme bouquet final...


Car notre délicieuse *h“conduire, diriger,
par une forme nominale que Michiel de Vaan reconstruit de la sorte : 
*heǵ-ro-, 
et à laquelle il attribue le sens de champ non cultivé, pâture, 
notre *h“conduire, diriger”, donc, nous a donné toute une série de dérivés toujours bien présents et usuels en nos langues indo-européennes...


- Mais ???? 
- Oui, exprimez-vous ; n'ayez pas peur.
- Mais quel est le rapport sémantique entre “conduire, diriger” et champ non cultivé, pâture”, bon dieu d'bon dieu ? C'est encore n'importe quoi, hein ! Vous prétendez qu'il y a des bébés-phoques sur les Féroé, et maintenant vous voulez nous faire avaler cette nouvelle absurdité comme s'il s'agisssait d'un simple ortolan. Décevant.
- Aaah, c'est vous, Monsieur X ! Pardonnez-moi, je vous avais pris pour Monsieur Ucon. 

Votre questionnement est tout à fait louable ! Et la question loin d'être stupide, elle

Il nous faut comprendre que la pâture était l'endroit où l'on conduisait le troupeau, où l'on menait les bêtes, tout simplement.




Nous en retrouvons des traces dans les langues italiques, germaniques, en arménien, aussi, en grec ancien, et encore dans le groupe de langues indo-iraniennes...

Ben oui, rien que ça.

















Commençons donc, les amis, par l'étude des dérivés italiques de ce nom indo-européen *heǵ-ro-, champ non cultivé, pâture”.



pâture, tout près de chez moi



Nous pouvons déjà reconstuire une forme proto-italique *agro-“champ”,
non attestée, évidemment,
qui serait à l'origine
- pour les grands malades que cela pourrait éventuellement intéresser -
de l'ombrien (langue qui est destinée à être lue caractère par caractère, dans un miroir) 𐌀𐌂𐌄𐌓, acer, “champ”.

L'ombrien est une langue morte, du groupe des langues sabelliques, très proche de l'osque.

Je ne vous ferai évidemment pas l'injure de vous préciser qu'elle était parlée par les Ombriens, en... Ombrie (décidément, le hasard n'existe pas).

Quant à l'Ombrie (dont la capitale est Pérouse), il s'agit d'une région au centre de l'actuelle Italie, sur la chaîne des Apennins, bordée au nord et à l'est par les Marches
- relisez donc, à propos des Marches,
au nord et à l'est par les Marches, disais-je, à l'ouest et au nord-ouest par la Toscane, et au sud par le Latium.


L'ombrien


Pour les plus atteints d'entre vous, l'étymon italique *agro-, “champ”, se retrouve encore dans le sud-picène akren“lopin de terre”
- le sud-picène étant, pour ceux qui l'auraient oublié, une langue parlée dans la partie ... s.. sud, oui bravo ! du, du... Picénum, là où vous trouverez aujourd'hui le Marche, sur la côte est, le long de la mer Adriatique.

Mais reprenons : l'étymon italique *agro-, “champ”, serait à l'origine
  • de l'ombrien 𐌀𐌂𐌄𐌓, acer, “champ”,
  • du sud-picène akren“lopin de terre”,


- Gaius, tu viens travailler aux champs avec moi ?
- 'Peux pas, aujourd'hui j'ai picène.


mais aussi...

du latin ager, -grī, que l'on pourrait traduire notamment par lopin de terre, domaine, champ, terrain, territoire...


à défaut de champ romain, voici toujours une laitue romaine



Vous vous en doutez - ou vous le savez déjà - le latin ager a essaimé un peu partout dans les langues romanes...

Citons ainsi, parmi ses nombreux dérivés...
  • le roumain, l'aroumain et le mégléno-roumain agru,
L’aroumain et le mégléno-roumain (parlé par les Valaques), ainsi que l’istro-roumain, sont considérées comme des langues romanes à part, à côté du roumain proprement dit (le daco-roumain), sauf par certains linguistes roumains.

  • le galicien agro, agra,
  • l'italien, le portugais et l'espagnol agro,
ou encore
  • l'ancien occitan agre,
tous évoquant le champ, la terre...


**********

racine proto-indo-européenne *h“conduire, diriger

forme nominale 
*heǵ-ro-, champ non cultivé, pâture
proto-italique *agro-“champ
latin ager, -grīlopin de terre, domaine, champ, terrain, territoire...


**********



En français, nous devons au latin ager quelques dérivés évidents...


Agraire, par exemple.

Agraire ?


Qui a pour objet le partage, la propriété des terres.

©Le Grand Robert de la langue française

L'adjectif agraire est une réfection de 1694 de agrarie, emprunté vers 1354 au latin agrarius, oui, “agraire”, construit sur ager, agrī et le suffixe adjectival -ārius.





Agreste.
Qui a rapport aux champs, à la campagne.
©Le Grand Robert de la langue française


Figurez-vous que l'adjectif agreste est attesté, dès 1210, mais comme nom ! (“paysan”).

Il s'agit à nouveau d'un emprunt, mais cette fois à l'adjectif latin agrestis
(que l'on pourrait certes traduire par “agreste”, mais aussi par champêtre, rustique...), 
dérivé, bien évidemment, de notre ager, le champ.

En tant qu'adjectif (circa 1220), agreste signifie “de la campagne”, “sauvage”.




Tous les étrangers ne sont pas barbares, et tous nos compatriotes ne sont pas civilisés : de même toute campagne n'est pas agreste et toute ville n'est pas polie (…)

La Bruyère, les Caractères



Agricole.


Qui pratique l'agriculture ; relatif à l'agriculture.

©Le Grand Robert de la langue française

Agricole est à nouveau un emprunt, cette fois au substantif latin agricola“fermier”.

Forcément, agricola pouvait se décomposer en ager, “champ” +‎ -cola.

Ce -cola est intéressant à plus d'un titre... Il évoque notamment celui qui habite un lieu, et en l'occurrence, qui cultive une terre...

Lecteurs de la première heure, vous vous souviendrez peut-être que nous en avons déjà parlé, en décembre 2012 !
Et le verbe latin colo, colĕre, sur lequel est construit -cola, est issu de la formidable racine indo-européenne *kʷel-, qui évoque l'idée de tourner ; de tourner en rond, d'où... séjourner.


Cnaeus Julius Agricola,
13 juin 40 - 23 août 93,
gouverneur de Bretagne



Sachez encore que notre agricole, à l'image de son parent latin, s'est d'abord employé comme substantif. Eh oui.

Ce n'est seulement qu'à partir de la deuxième moitié du XVIIIème qu'il s'emploiera comme adjectif.



Rhum agricole




Enfin, citons un dernier dérivé du latin ager, -grī...


Agriculteur, trice.


Personne qui cultive la terre, se livre à l'agriculture.

©Le Grand Robert de la langue française

Nous avons emprunté agriculteur au latin... agricultor, où vous retrouvez ager, -grī suivi de cultor, créé, lui, sur le radical de cultum, le supin de, de de... colō, ici “cultiver.

Eh oui, tout se tient.

En réalité, ces deux mots, agricole et agriculteurs sont si proches... qu'ils sont entrés en concurrence ; le substantif agricole étant finalement éliminé par agriculteur, au XVIIème. 

En revanche
- et c'est de bonne guerre -,
les emplois adjectifs d'agriculteur ont disparu, au profit... d'agricole.



agriculteur (au centre)




Et donc, OUI, agricole, agreste, agriculteur, le sud-picène 𐌀𐌂𐌄𐌓, acer“champ”, le mégléno-roumain agru...

TOUS sont des dérivés de notre intarissable *h“conduire, diriger”.


Suprenant, non ?

Merci qui ? Mais oui, l'indo-européen, enfin !



Cela dit... d'autres biens jolis mots français dérivent encore du latin ager, derrière lesquels ce dernier se cache peut-être un peu mieux. 

Les trouverez-vous ?
Ce qui est sûr, ce que nous les découvrirons ensemble... dimanche prochain.





Chères lectrices, chers lecteurs,

Je vous souhaite un excellent dimanche, une très belle semaine.
Prenez soin de vous.



Frédéric

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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter,

un morceau exquis, tellement apaisant, serein,
de Georg Friedrich Haendel :

Eternal Source of Light Divine,

interprété ici par la magnifique soprano Soraya Mafi et le talentueux trompettiste David Blackadder, accompagnés par l'Academy of Ancient Music.


Aaaaah.


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6 commentaires:

Unknown a dit…

J'avais un grand-père prénommé Égécyppe qui laisse place à bien des fautes d'orthographe. Vous avez reconnu conducteur de chevaux.

Frédéric Blondieau a dit…

Quel beau prénom ! Je l’aurais orthographié Hégésippe... Ah oui, de egeomai, conduire, et hippos. Merci et bon dimanche!

Jean-Charles BICHET a dit…

Bonjour Frédéric, une petite remarque : le Picénum s'écrit sans i. Cordialement, Jean-Charles Bichet.

Frédéric Blondieau a dit…

Bonjour, Jean-Charles,

Les deux s’écrivent, d’après moi, mais merci de votre remarque ! Je vais vérifier, car les sources sont divergentes.

Cordialement,
Frédéric

Frédéric Blondieau a dit…

Et après vérifications, je prends ! Merci encore de votre remarque, bienvenue.

Marlette a dit…

Marlette : Si je vous en crois , je suis très atteinte (de folie douce ) ; merci , j'ai éclaté de rire 3 fois ; qui peut mieux faire, qu'il le fasse ou se taise à jamais