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dimanche 9 octobre 2022

Lève-toi, dit-il au paralytique en attique

 
article précédent : Étienne, Étienne, Étienne




« ἵνα δὲ εἰδῆτε ὅτι ἐξουσίαν ἔχει ὁ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου ἐπὶ τῆς γῆς ἀφιέναι ἁμαρτίας — τότε λέγει τῷ παραλυτικῷ· Ἐγερθεὶς ἆρόν σου τὴν κλίνην καὶ ὕπαγε εἰς τὸν οἶκόν σου. »

Matthieu 9:6 en grec ancien (attique)


Or, afin que vous sachiez que le Fils de l'homme a sur la terre le pouvoir de pardonner les
 péchés : Lève-toi, dit-il au paralytique, prends ton lit, et va dans ta maison. »)

le même passage dans la Bible de Louis Segond



La guérison du paralytique.
Mosaïque, basilique Saint-Apollinaire-le-Neuf de Ravenne




Chers lecteurs, bonjour.


Voici donc,
et rien que pour vous,
un nouveau chapitre dans notre grande étude des dérivés de notre douce racine indo-européenne...



... *ueiḱ-« l'endroit où l'on s'installe… ».




Nous avons découvert cette racine le 24 juillet, avec
  • le tokharien B īke, pour « lieu, endroit ; position ». 

Nous en avions même repris quelques attestations, comme :
  • snaice tallānt ikemem, « depuis un lieu pauvre, misérable »,
  • sañ mäskelye yakene, « à l'endroit qui lui était assigné »,
  • sle-tassäntse ikene« en lieu et place du commandant de la montagne », 
ou encore
  • tumem c[ai] brāhmani tot ike-postäm̥ ynemane Aran̥emiñ lānte yapoyne kamem̥, « alors, ces brahmanes, se déplaçant de lieu en lieu (ike-postäm̥), arrivèrent au royaume du Roi Aranemin ».


Le 31 juillet, nous avons débusqué,

dans les langues germaniques, cette fois,

le gotique 𐍅𐌴𐌹𐌷𐍃, weihs, « village ».


le 7 août, nous abordions les dérivés de *ueiḱ- dans les langues… italiques :
  • l'ombrien, vocu-cum« maison»,
  • le latin vīcus« rue ; quartier, voisinage ; bloc de maisons ; village, hameau » voire « bien, domaine, propriété foncière… »,
d'où
  • vīcātim« de rue en rue, de quartier en quartier »,
  • vīcīnus« voisin, voisinage »,
  • vīcīnitās« proximité, voisinage »,
  • vīlla, « maison de campagne, exploitation agricole, ferme… »,
  • vīlicus, « fermier, gestionnaire de la ferme »,
  • vīlica, « femme du fermier ».


Le 14 août, nous sommes partis du latin vīcus pour en examiner la descendance :
  • le français vicinal,
  • le français voisin,
  • les toponymes français vic, vicqvicquesvix,
  • l'espagnol Vigo,
  • le catalan Vic,
  • peut-être le -vic de Volvic,
  • l'italien vico« village, hameau ; district ; allée, chemin, ruelle… »,
en y mentionnant également quelques emprunts en germanique :
  • l'anglais dialectal du sud est (East Anglia et Essexwick« ferme », spécialement « ferme dédiée à l'élevage laitier »,
  • les suffixes toponymiques anglais -wick et -wich,
  • l'anglais désuet ou dialectal wike, « maison, logis »,le vieux frison wik, « village... »,
  • le vieux saxon wīk, « village, habitation... », d'où Brunswick,
  • le néerlandais wijk, « voisinage, district », utilisé notamment comme suffixe dans Graswijk ou Noordwijk...,
  • le vieux haut allemand wīh, « village », d'où le moyen haut allemand wīch, qui, repris du moyen bas allemand wîkbelde, donnera wīchbilde, d'où l'allemand Weichbild d'emploi littéraire ou daté, « zone urbaine », auquel on préfère maintenant le très germanique Stadtgebiet,
  • le vieux norois vík, dont le sens est passé de « village » à « bras de rivière, crique, fjord ».


Le 21 août, nous nous sommes arrêtés sur l'étymologie de
  • l'anglais York, dérivé de l'anglo-saxon Eofer-wīċ.


Le 28 août, il fut question de l'étymologie de nos français
  • ville
et
  • village.


Le 4 septembre, nous avons encore épinglé quelques beaux mots français à notre liste de dérivés :
  • villette,
  • villégiature, emprunt à l'italien villeggiatura, « séjour à la campagne »,
  • villa, emprunt (calque) de l'italien villa,
  • villanelle, emprunt à l'italien villanella
  • vilain, issu du bas latin villanus, « habitant de la campagne ».


Le 11 septembre, nous nous sommes arrêtés sur...
  • le nom propre français Villers, emprunt au latin vīlla, « ferme… », via l'adjectif latin villāris, « de ferme ; relatif à la ferme, à la maison de campagne »,
ainsi que sur...
  • son équivalent germanique, l'allemand Weiler« hameau », que l'on retrouve également en suffixe, sous les formes  -weiler et -wil.

Le 18 septembre, nous avons parcouru une série de mots des langues celtiques insulaires empruntés au latin vīcus :

dans les langues gaéliques
  • le vieil irlandais fich, « village (de campagne) ; ferme district rural ; étendue de terre », 
dans les langues brittoniques,
  • le breton gwig, « village (de campagne) » (parfois retranscrit Gwik ou Gui),
  • le gallois gwig, « village (de campagne) ; rue, bois »,
  • le cornique gwig « village ; village de la forêt », devenu également nom propre (Gwig, anglicisé en Gweek).


Le 25 septembre, nous nous penchions sur la descendance slave de notre racine, avec (notamment)…
  • le vieux slavon d'église вьсь, vĭsĭ, « village »,
  • le russe весь, viesʹ, rare et daté, remplacé aujourd'hui par дере́вня, diriévnja« petit village, hameau », ou alors село́, siló, toujours « village », mais quand il s'agit d'un village de plus grande importance (весь, viesʹ, apparaît encore dans des expressions figéescomme города́ и ве́си, garadá i viési, pour « villes et villages »),
  • le vieux tchèque vesdont sera issu le tchèque ves« village »,
  • le slovaque ves, toujours « village », également présent en tant qu'élément toponymique nommant un village ou une petite ville, comme dans Slovenská VesKarlova VesDevínska Nová VesSpišská Nová Ves...,
  • le vieux polonais wieś, dont sera issu le polonais wieś, « village », mais employé aussi pour désigner « le pays » au sens de zone rurale, par opposition à la ville,
  • le silésien wieś« village... »,
  • le bas-sorabe wjas« village... »,
  • le haut-sorabe wjes« village... »,
  • le bulgare вес, ves, désignant notamment, dans le lexique historique, un hameau (ou un petit campement) qui ne possédait pas l'infrastructure nécessaire pour pouvoir être qualifié de village, et ce avant 1396, année funeste qui marque l'invasion ottomane, correspondant à l'une des plus sombres périodes de l'histoire bulgare,
ou
  • le serbo-croate vas, ves« village ».


Le 2 octobre, nous avons mis en évidence la similitude formelle de mots composés tels que...

  • le lituanien viēšpats« seigneur », et son pendant féminin viēšpati, « reine, maîtresse, dame... »,
  • le vieux prussien waispattin, « maîtresse de maison, dame »,
  • les albanais zot« seigneur » et zonjë, « dame », zot descendant du proto-albanais *w(i)tspáti et zonjë du proto-albanais *w(i)itspátnjā,
  • le sanskrit विश्पति, viśpáti« chef d'un village ou d'une tribu », ainsi que son pendant féminin विश्पत्नी, viśpátnī,
  • l'avestique 𐬬𐬍𐬯𐬞𐬀𐬌𐬙𐬌, vīspaiti« chef d'un district, d'un clan ou d'une maison»,
  • le vieux perse de même sens 𐎻𐎰𐎳𐎫, *viθfáti,
  • le tokharien A wikpots« chef de clan ». 


°°°°°°°°°°°°



Amis lecteurs, 

J'ai cru comprendre, au vu des commentaires laissés sur FB dès le début de cette étude, que certains d'entre vous attendaient avec impatience le sujet de ce jour...

Qu'ils soient satisfaits : en ce dimanche, nous traiterons de la descendance de notre jolie racine *ueiḱ-« l'endroit où l'on s'installe… », dans les langues... helléniques

ENFIN, penseront certains.




Mais voilà, je m'étais promis de suivre, pour cette série d'articles, la chronologie telle que proposée dans Non à l'invisibilisation des grandes étapes de l'évolution des langues !, selon laquelle les langues helléniques avaient quitté le tronc commun indo-européen après les langues balto-slaves (on y est), et avant les langues indo-iraniennes.

(Et je vous le dis déjà, je reverrai très bientôt ladite chronologie des langues indo-européennes à appliquer aux articles futurs, celle-ci ne me convenant qu'à moitié.)


Or donc, qu'avons-nous pu hériter de notre délicate *ueiḱ- dans les langues helléniques ?

Cela va de soi, je ferai ici appel au remarquable et impressionnant dictionnaire en deux volumes de Robert Beekes,

Robert Stephen Paul Beekes,
2 septembre 1937 – 21 septembre 2017

l'Etymological Dictionary of Greek,


qui correspond aux tomes 10/1 et 10/2 de cette somme qu'est le Leiden Indo-European Etymological Dictionary.

Je vous renvoie également à Harry Potter et l'influence de l'environnement et des effets de substrat sur les substances déterminant la valeur du moût et du vin pour toute question sur les codes de type ◀  ▶ pragmatiquement employés par Beekes dans son somptueux dico.


Si tout le monde est prêt, alors...


on y va.


Beekes nous explique que c'est par son timbre o*uoiḱ-, que notre *ueiḱ- a donné naissance à ses dérivés helléniques.

(Si vous n'êtes pas un grand malade, veuillez passer ces quelques lignes)

La logique de la mutation phonétique veut que pour expliquer formellement ces dérivés, c'est très précisément une forme indo-européenne *uoiḱ-o qui en soit la source.

*uoiḱ-o aurait été à l'origine un nom d'action vraisemblablement construit sur le verbe indo-européen *uiḱ-e/o, proprement « s'asseoir, s'installer, entrer ».

Quant au sens originel (présumé, ne rêvons pas) de *uoiḱ-o , vous pouvez aisément le deviner : « action de s'installer, installation ».
Tout en vous disant que son sens a dû évoluer, pour donner, finalement... « maison ».

Ah ça, il est vachement fortiche, notre Beekes.

Voilà donc pourquoi, mes enfants, Robert Beekes marque dans son beau dictionnaire, à l'entrée qui nous intéresse, un joliment synthétique

◀ IE *ueiḱ-, *uoiḱ- « maison » ▶,

que vous n'aurez aucun mal à traduire par « l'origine de ce mot est bien indo-européenne ; la forme indo-européenne sur laquelle il est construit est *uoiḱ- « maison », timbre o de la racine  *ueiḱ- ».

Mmmh ? Quoi ? Ah oui, le mot grec ancien dont il est question ?

Oui, oui, on y arrive, mais avant tout, remettons-nous la carte des dialectes grecs anciens en tête :



Et maintenant, reprenons sur ces bonnes bases : 

Le mot grec ancien dont il est question ? Mais certainement..., y'a qu'à demander :
  • l'attique οἶκος, oîkos« maison, lieu de séjour de toute nature, pièce, chambre, maisonnée, le pays où l'on est né... ».

Notons sa variante dorienne 
- le dorien étant, je le rappelle, le nom donné à un ensemble de dialectes du grec ancien, parlé notamment au sud et à l'est du Péloponnèse, qui, avec le grec nord-occidental, constituait la partie occidentale des dialectes grecs durant l'époque classique (à la grosse louche, au cours des Vème et IVème siècles avant J.-C.) -,
  • le dorien ϝοῖκος, woîkos, où la lettre initiale, autant superbe qu'archaïque, est un δίγαμμα, digamma, à prononcer /w/,

ainsi que sa version mycénienne 
- capital, le mycénien ! Car cette langue qui se parlait en Grèce continentale, en Crète et à Chypre à la fin de l'âge du bronze (disons, oh bah, entre -1750 et -1050 ?), est la forme de grec la plus anciennement attestée, grâce aux fameuses inscriptions en linéaire B

l'alphabet syllabaire du linéaire B

(linéaire B que le tokharien a toujours envié au mycénien, au point de reprendre sa lettre fétiche) -,

  • le mycénien 𐀺𐀒, wo-i-ko-de, à prononcer /woikon-de/« de retour (chez soi, à la maison) ».
remarquez la légende en linéaire B,
très proche de l'anglais actuel


Rassurez-vous, je ne vais pas vous forcer à passer en revue tous les dérivés grecs anciens de 
οἶκος, oîkos, et de ses variantes

Alex, forcé à les passer tous en revue
(A Clockwork Orange, Stanley Kubrick, 1971)

qu'ils soient termes de composés, substantifs, adjectifs ou verbes.
Oh que non.

Mais bon, nous nous devons d'en citer quelques-uns, sans lesquels notre français manquerait tout simplement de mots.
Oui, c'est aussi simple que ça.

À commencer par...
  • le composé grec ancien οἰκονομία, oikonomía, « gestion de la maison ».
Saviez-vous que curieusement, le français l'a emprunté une première fois sous la forme yconomie dans la deuxième moitié du XIVème, mais l'a ensuite repris du latin oeconomia
(lui-même évidemment emprunté au grec ancien)

au milieu du XVIème, mais cette fois sous la forme que nous lui connaissons toujours, économie ?



Quant au second terme du composé οἰκο-νομία, oiko-nomía, il s'agit de νόμος, nómos, « allocation, gestion, d'où usage, loi », issu, lui, de la racine indo-européenne *nem- que nous avons déjà traitée, ici :

J'en suis marri, mais ne pourrai continuer la liste des dérivés grecs anciens de οἶκος, oîkos, que la semaine prochaine.
Le temps m'est compté, hélas, car ce week-end, j'accompagne et aide activement ma compagne à présenter les incroyables mais charmantes réalisations du club de miniaturistes qu'elle anime, 
au salon de la miniature qui ce tient en ce moment même, là maintenant !, à Combs-la-Ville
- magnifique et très à propos toponyme gallo-romain, où se mêlent le gaulois cumba, « creux, vallée » et le latin vīlla, « maison de campagne, exploitation agricole, ferme… ».


Mon samedi a cruellement souffert du voyage et des préparatifs.
Et je peux déjà vous le dire, lundi, je serai heureux de reprendre le travail pour souffler un peu.

Même si ça en valait la peine (voir ci-dessous ces photos prises ce dimanche matin avant l'ouverture).








Pour me faire pardonner, et en vous proposant d'attendre la suite de l'article dimanche prochain, je vous soumets le verbe composé οἰκοδεσποτέω, oikodespoteó, qui va immanquablement vous rappeler le sujet de la semaine dernière... 

Oui, le verbe οἰκο-δεσποτέω, oiko-despoteó, qui signifie littéralement « je gouverne la maison », et qui peut se traduire notamment par « gouverner la maison, présider aux affaires familiales, être le maître de maison... » est le pendant verbal des substantifs composés que nous avons rassemblés dimanche dernier...

C'est beau, non ?





Passez un délicieux dimanche, une agréable semaine.
Portez-vous bien.


Psss ! Connaissez-vous Eurêka, Mes premiers pas en Grèce antique, paru chez La vie des Classiques ?

Il s'agit d'un remarquable livre destiné à donner aux jeunes têtes blondes le goût (voire, espérons-le, la passion) du grec ancien.

Ce formidable ouvrage pour la jeunesse, ludique, clair, léger, intelligemment structuré, que je ne peux que vous inviter à offrir à nos jeunes ados, est signé Caroline Fourgeaud-Laville, qui m'a fait l'honneur, en fin de rédaction, de me demander de relire ses parties étymologiques.


l'auteur et son œuvre


Voilà pourquoi votre humble serviteur tout rougissant, qui n'en revient toujours pas, apparaît en compagnie des grands, dans les sources citées de l'ouvrage... Merci, chère Caroline !





Frédéric






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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)

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Et pour nous quitter…

Difficile de commencer avec Matthieu et de ne pas finir avec Bach et sa

Passion selon Saint Matthieu, BWV 244.


En voici donc l'aria Blute nur, du liebes Herz,

par l'éblouissante soprano

Hana Blažiková ;

régalez-vous.

https://youtu.be/K3nQpAqBRgE

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article suivant : Une texture onctueuse et crémeuse combinée avec de délicieux ingrédients pour un goût unique :

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