- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 2 octobre 2022

Étienne, Étienne, Étienne

 



« Étienne, Étienne, Étienne
Oh, tiens-le bien
Baiser salé, sali
Tombé le long du lit
De l'inédit
Il aime à la folie
Au ralenti
Je soulève les interdits »


Étienne,

Guesch Patti, 1987





Chers lecteurs, bonjour.

Nous continuons, en ce 2 octobre 2022, l'étude des dérivés de notre douce racine indo-européenne...

maison lituanienne

... *ueiḱ-« l'endroit où l'on s'installe… ».




Nous avons découvert cette racine le 24 juillet, avec
  • le tokharien B īke, pour « lieu, endroit ; position ». 

Nous en avions même repris quelques attestations, comme :
  • snaice tallānt ikemem, « depuis un lieu pauvre, misérable »,
  • sañ mäskelye yakene, « à l'endroit qui lui était assigné »,
  • sle-tassäntse ikene« en lieu et place du commandant de la montagne », 
ou encore
  • tumem c[ai] brāhmani tot ike-postäm̥ ynemane Aran̥emiñ lānte yapoyne kamem̥, « alors, ces brahmanes, se déplaçant de lieu en lieu (ike-postäm̥), arrivèrent au royaume du Roi Aranemin ».


Le 31 juillet, nous avons débusqué,

dans les langues germaniques, cette fois,

le gotique 𐍅𐌴𐌹𐌷𐍃, weihs, « village ».


le 7 août, nous abordions les dérivés de *ueiḱ- dans les langues… italiques :
  • l'ombrien, vocu-cum« maison»,
  • le latin vīcus« rue ; quartier, voisinage ; bloc de maisons ; village, hameau » voire « bien, domaine, propriété foncière… »,
d'où
  • vīcātim« de rue en rue, de quartier en quartier »,
  • vīcīnus« voisin, voisinage »,
  • vīcīnitās« proximité, voisinage »,
  • vīlla, « maison de campagne, exploitation agricole, ferme… »,
  • vīlicus, « fermier, gestionnaire de la ferme »,
  • vīlica, « femme du fermier ».


Le 14 août, nous sommes partis du latin vīcus pour en examiner la descendance :
  • le français vicinal,
  • le français voisin,
  • les toponymes français vic, vicqvicquesvix,
  • l'espagnol Vigo,
  • le catalan Vic,
  • peut-être le -vic de Volvic,
  • l'italien vico« village, hameau ; district ; allée, chemin, ruelle… »,
en y mentionnant également quelques emprunts en germanique :
  • l'anglais dialectal du sud est (East Anglia et Essexwick« ferme », spécialement « ferme dédiée à l'élevage laitier »,
  • les suffixes toponymiques anglais -wick et -wich,
  • l'anglais désuet ou dialectal wike, « maison, logis »,le vieux frison wik, « village... »,
  • le vieux saxon wīk, « village, habitation... », d'où Brunswick,
  • le néerlandais wijk, « voisinage, district », utilisé notamment comme suffixe dans Graswijk ou Noordwijk...,
  • le vieux haut allemand wīh, « village », d'où le moyen haut allemand wīch, qui, repris du moyen bas allemand wîkbelde, donnera wīchbilde, d'où l'allemand Weichbild d'emploi littéraire ou daté, « zone urbaine », auquel on préfère maintenant le très germanique Stadtgebiet,
  • le vieux norois vík, dont le sens est passé de « village » à « bras de rivière, crique, fjord ».


Le 21 août, nous nous sommes arrêtés sur l'étymologie de
  • l'anglais York, dérivé de l'anglo-saxon Eofer-wīċ.


Le 28 août, il fut question de l'étymologie de nos français
  • ville
et
  • village.


Le 4 septembre, nous avons encore épinglé quelques beaux mots français à notre liste de dérivés :
  • villette,
  • villégiature, emprunt à l'italien villeggiatura, « séjour à la campagne »,
  • villa, emprunt (calque) de l'italien villa,
  • villanelle, emprunt à l'italien villanella
  • vilain, issu du bas latin villanus, « habitant de la campagne ».


Le 11 septembre, nous nous sommes arrêtés sur...
  • le nom propre français Villers, emprunt au latin vīlla, « ferme… », via l'adjectif latin villāris, « de ferme ; relatif à la ferme, à la maison de campagne »,
ainsi que sur...
  • son équivalent germanique, l'allemand Weiler« hameau », que l'on retrouve également en suffixe, sous les formes  -weiler et -wil.

Le 18 septembre, nous avons parcouru une série de mots des langues celtiques insulaires empruntés au latin vīcus :

dans les langues gaéliques
  • le vieil irlandais fich, « village (de campagne) ; ferme district rural ; étendue de terre », 
dans les langues brittoniques,
  • le breton gwig, « village (de campagne) » (parfois retranscrit Gwik ou Gui),
  • le gallois gwig, « village (de campagne) ; rue, bois »,
  • le cornique gwig « village ; village de la forêt », devenu également nom propre (Gwig, anglicisé en Gweek).


Le 25 septembre, nous nous penchions sur la descendance slave de notre racine, avec (notamment)...
  • le vieux slavon d'église вьсь, vĭsĭ, « village »,
  • le russe весь, viesʹ, rare et daté, remplacé aujourd'hui par дере́вня, diriévnja« petit village, hameau », ou alors село́, siló, toujours « village », mais quand il s'agit d'un village de plus grande importance (весь, viesʹ, apparaît encore dans des expressions figéescomme города́ и ве́си, garadá i viési, pour « villes et villages »),
  • le vieux tchèque vesdont sera issu le tchèque ves« village »,

  • le slovaque ves, toujours « village », également présent en tant qu'élément toponymique nommant un village ou une petite ville, comme dans Slovenská VesKarlova VesDevínska Nová Ves, Spišská Nová Ves...,

  • le vieux polonais wieś, dont sera issu le polonais wieś, « village », mais employé aussi pour désigner « le pays » au sens de zone rurale, par opposition à la ville,
  • le silésien wieś« village... »,

  • le bas-sorabe wjas« village... »,

  • le haut-sorabe wjes, « village... »,

  • le bulgare вес, ves, désignant notamment, dans le lexique historique, un hameau (ou un petit campement) qui ne possédait pas l'infrastructure nécessaire pour pouvoir être qualifié de village, et ce avant 1396, année funeste qui marque l'invasion ottomane, correspondant à l'une des plus sombres périodes de l'histoire bulgare,
ou
  • le serbo-croate vas, ves« village ».

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Amis lecteurs, 

Ce dimanche, nous traiterons, comme promis la semaine dernière, des dérivés de notre racine *ueiḱ-« l'endroit où l'on s'installe… », dans les langues baltes.

Mais pas que.



Ben oui, car dans les langues baltes, nous pouvons retrouver des descendants de *ueiḱ- comme termes de mots composés, et ces fameux mots composés baltes ont des cognats en albanais, en indo-iranien, et même en tokharien. Que ça. (Je veux dire : rien que ça.)

Je sais : c'est dingue.




Et encore une fois, si des mots peuvent passer d'une langue à l'autre, il ne s'agit parfois que d'emprunts. Ces emprunts ne prouvent pas grand-chose, et n'étayent pas du tout une quelconque parenté entre les langues concernées.


En revanche, quand c'est une construction similaire que l'on retrouve dans différentes langues, là, la question ne se pose plus. Car autant des mots peuvent voyager aisément d'une langue à l'autre, autant des constructions grammaticales suivent rarement le même chemin.

En d'autres termes, si une même construction grammaticale est présente dans plusieurs langues, on peut en déduire que cette construction était pré-existante à chacune de ces langues, qu'elle était déjà présente dans une langue antérieure dont ces langues sont toutes issues, ces dernières n'ayant fait que réutiliser le modèle originel à leur façon.

Mais oui, qui donc s'amuserait à copier une construction grammaticale ? Je vous le demande un peu. ' faudrait déjà n'avoir rien d'autre à faire, si vous voulez mon avis.

PS : quelques autres exemples de construction grammaticale partagée entre des langues indo-européennes ? 
Lisez ընդ մահճօք, ənd mahčōk, où vous découvrez que le proto-indo-iranien *Hadʰáras est certes à comparer formellement au latin īnferus, “en bas, en dessous”, mais que son superlatif  *Hadʰamás, “(qui est placé) le plus bas” est également construit de la même façon que le superlatif latin īnfimus, “(qui est placé) le plus bas”

Lisez Spécial vulgarisation : Dieudonné est à Bouddha ce que Lex Luthor est à Superman, pour vous apercevoir que le sanskrit श्रवस्ś, srávas-, “renommée, honneur...” associé à अक्षित, akṣita, “impérissable”, pour donner “à la gloire impérissable, à la gloire éternelle”, correspond remarquablement à l'homérique κλέος ἄφθιτον, kleos aphthiton, de même sens, de même construction, à la syntaxe identique.

Lisez magnanime animal, pour vous rendre compte que le sanskit महात्मा, mahatma, "la grande âme", composé de mahā, "grand", et de ātman, "âme", correspond au latin magnanimus, composé de magnus, “grand”, et de animus, “âme” (en réalité calque du grec ancien μεγαλόψυχος, megalópsukhos).


Ainsi, on fait remonter tous les mots composés que je vais vous présenter ici,
qu'importe la langue où on les trouve,
à un seul et unique mot indo-européen. 


Et ce mot
- oui oui, on y arrive, OH !, on n'est pas aux pièces, non plus -,


 c'est... *uiḱpoti.


*uiḱpoti, composé de *uiḱ-, degré zéro de notre *ueiḱ-, et de *poti-.

Ce *poti-, si vous ne le connaissez pas personnellement (vous êtes bien trop jeunes pour ça), vous pouvez facilement rencontrer quelques-uns de ses dérivés, comme...
  • le grec ancien πόσις, pósis, que Chantraine et Beekes nous traduisent par « mari, époux... », devenu -πότης, -pótēs, dans cet autre composé, hélas trop souvent employé, δεσπότης, despótēs« maître de maison », qui donnera naissance, par emprunt, à notre français despote.
ou
  • le latin potis« capable, puissant ».

Et l'on attribue à leur étymon indo-européen *poti- le sens de « seigneur (de la maison), époux ».

Ce qui fait que l'on peut traduire *uiḱpoti par « chef de clan, maître de la maison, seigneur », selon que *ueiḱ-« l'endroit où l'on s'installe… » désigne plutôt un village, un clan, une maison...


C'est bon pour tout le monde ?

Alors, voyons donc ce que l'indo-européen *uiḱpoti nous réserve dans les langues baltes.

euh... oui. Merci de votre enthousiasme.



Nous y retrouverons...
  • le lituanien viēšpats« seigneur », et son pendant féminin, Guesch Patti.
Guesch Patti ? Oh mais non, bien sûr, il s'agit de viēšpati, « reine, maîtresse, dame... »


- oh zut, 'faut que je refasse le titre, c'est malin. Pourtant, je le tenais bien ; pfff, et l'exergue, aussi -,

et
  • le vieux prussien waispattin, « maîtresse de maison, dame ».


Enfin, toujours issus de l'indo-européen *uiḱpoti, nous pourrions citer...
  • les albanais zot« seigneur » et zonjë, « dame »,
zot descendant, pour faire simple, du proto-albanais *w(i)tspáti, et  
zonjë du proto-albanais *w(i)itspátnjā.


Pour les plus grands malades d'entre vous, voici la version compliquée, ou « comment passer de l'indo-européen *uiḱpoti aux albanais zot et zonjë » 


indo-européen *uiḱpoti,
« chef de clan, maître de la maison, seigneur... »
étymons proto-albanais *w(i)tspáti et *w(i)itspátnjā


étymon proto-albanais *w(i)tspáti
⇓ 
étymon proto-albanais ultérieur *dzwāpt
albanais zota
albanais zot


étymon proto-albanais *w(i)itspátnjā
⇓ 
étymon proto-albanais ultérieur *dzwāptnjā
étymon proto-albanais ultérieur *džotnja
albanais zonjë



En sanskrit, *uiḱpoti nous donnera विश्पति, viśpáti« chef d'un village ou d'une tribu »,
ainsi que son pendant féminin विश्पत्नी, viśpátnī,
et en avestique, nous lui devons 𐬬𐬍𐬯𐬞𐬀𐬌𐬙𐬌, vīspaiti« chef d'un district, d'un clan ou d'une maison».

En vieux perse, citons encore 𐎻𐎰𐎳𐎫, que vous aurez évidemment retranscrit sous la forme *viθfáti.


Enfin, OUI, nous retrouvons notre indo-européen *uiḱpoti en tokharien A, avec wikpots« chef de clan ». 


Ouuuf.





N'est-ce pas merveilleux, tous ces liens qui se tissent devant vous, du lituanien au sanskrit, du vieux prussien au vieux perse ?  Mmmh ?

ouiiii, mais vous me faites quand même un peu peur



Et ce n'est pas fini. De ces liens, nous en tisserons encore la semaine prochaine, toujours plongés dans notre étude de la racine indo-européenne *ueiḱ-« l'endroit où l'on s'installe… ».



D'ici là, passez un délicieux dimanche, une agréable semaine.
Portez-vous bien.




Frédéric






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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)

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Et pour nous quitter…

Un chant moyenâgeux lituanien
(si si, vous lisez bien),

une triste complainte
que nous interprète, de sa voix si douce

- et a cappella -

la remarquable artiste lituanienne

Liucė :


Už ežero ugnys dega,

Derrière le lac brûlent les feux.

https://youtu.be/1LCvWWpW7sQ

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2 commentaires:

configuratao a dit…

Merci, vous aussi.
Z'êtes un vrai pote! (de poteau, - de tête...)
toujours passionnant
- et vos somptueuses mélodies, couronnent!
Chaque semaine.
;^)

Frédéric Blondieau a dit…

:-D merci !